On a coutume de dire que les voyages forment la jeunesse. Rien n’est moins sûr à la vérité. Car les taurins, ces êtres étranges venus d’une autre planète sont partout. Leur destination : la Terre. Leur but : en faire leur univers. A Camposyruedos nous les avons vus. Tenez, par exemple, prenez une ville, a priori épargnée : Venise.
Pour moi, tout a commencé par un après-midi brumeux, dans les méandres des couloirs de la Fondation Peggy-Guggenheim, une bâtisse au bord du Grand Canal, solitaire en ce mois de novembre, alors que trop fatigué pour continuer la visite de cette sublime fondation, je cherchais, dans les jardins, un banc pour me reposer, un banc que je n’ai jamais trouvé.
Cela a commencé par cette statue isolée, et par un touriste que le manque de sommeil avait rendu trop las pour continuer sa visite. Cela a commencé par la vision de cette statue, au cœur de ce jardin. Cet objet dont vous avez la photographie au début de l'article est d’une violence rare. Un trident camarguais surmonte une immonde créature accompagnée d’un squelette représentant une tête de taureau. Je n’ai pas osé le photographier, mais on peut distinguer clairement sur le dessus du crâne un énorme trou, symbolisant sans doute un ultime et fatal coup de lance venant achever l’animal en lui perforant le crâne. Si ce n’était la forme des cornes, et le trident, j’aurai sans doute songé à une évocation du Toro de la Vega de Tordesillas. L’auteur de cette monstruosité, de cette évocation taurine d’une insupportable violence, se nomme Germaine Richier (1902 – 1959). Et cette œuvre (?) a vu le jour en 1959, autant dire le Moyen Age.
Je n’étais pas au bout de mes peines. A peine venais-je de réaliser la brutalité et la sauvagerie de cette représentation que deux enfants, mineurs, honteusement abandonnés par leurs parents, probablement irresponsables, et qui se désaltéraient, à trois mètres cinquante de là, à la cafétéria, sont venus contempler, sans être accompagnés, sans que personne ne soit en mesure de leur donner la moindre explication, cette œuvre absolument traumatisante pour leur âge. Et là, je dois bien avouer que face au trouble provoqué par la puissance de cette vision j’ai été incapable de prendre cette scène en photo, trop impressionné pour cela.
Et ça n’était pourtant qu’un début. Ce ne sont que quelques heures plus tard que j’ai compris à quel point, cette ville, Venise, peut être traumatisante et dangereuse pour des mineurs non accompagnés. Vous sortez de la Fondation Peggy-Guggenheim, vous prenez un vaporetto croyant remonter tranquillement le Grand Canal vers la Ca d’Oro, ou Piazzale Roma, vous croyez être sauvé, à l’abri, et subitement, sans la moindre mise en garde, sans la moindre explication, sans la moindre prévention, vous saute au visage, le Palazzo Grassi, et cette monstrueuse tête de mort faite de boîtes de conserves géantes et dont l’ombre, effrayante et sinistre, se projette sur la façade de ce palais, comme pour l’engloutir et le dévorer.
En vérité je vous le dis, Venise est une ville affreuse et effrayante, qui devrait être interdite aux mineurs non accompagnés, une ville qui sent le passé, la mort et mille choses plus horribles les unes que les autres.
A Venise, même la gastronomie porte en elle quelque chose d’effrayant, de passéiste et de violent, oui, de violent. La gastronomie vénitienne est violente.
Ces gens-là, des barbares sans doute, ont une spécialité culinaire particulièrement insupportable : les moeche. Les moeche sont des crabes. Et ces pauvres crabes sont capturés, sans la moindre compassion, au moment de leur mue. Ils sont donc mous, sans défense, et ces barbares en profitent pour les faire paner, et les dévorer ainsi, entièrement. Je n’ai pas osé photographier les crabes ainsi assassinés mais je vous ai tout de même rapporté un cliché exclusif, alors qu’ils sont encore vivants sur un étal du marché du Rialto. Déjà pêchés, mais pas encore massacrés.
Je l’ai vécu et je peux témoigner. Je ne sais pas si vous imaginez bien le traumatisme qu’un tel plat, méditerranéen, peut engendrer chez des mineurs normaux, non accompagnés, habitués aux rondeurs rassurantes d’un hamburger MacDonald, ou à la forme rationnelle, répétitive et linéaire des cubes de poissons panés et surgelés. Je n’ose imaginer quel traumatisme pourrait engendrer chez ces mineurs la vision d’Italiens dévorant ces moeche, entiers, les yeux, les pattes, le corps, tout, absolument tout le corps de ce pauvre animal ainsi livré à la folie des hommes.
En vérité je vous le dis, Venise devrait être interdite aux mineurs non accompagnés. D’ailleurs c’est bien simple ! Je n’en n’ai pas vu ! Cela est bien la preuve de ce que j’avance.
Maintenant à Camposyruedos nous savons, les taurins, la mort et la barbarie sont à Venise, ils ont pris forme humaine et il nous faut convaincre un monde incrédule que le cauchemar a déjà commencé !
NDLR En fait moeche c'est du vénitien pas de l'italien et c'est le pluriel de moleca mais la lettre "l" est à peine prononcée en vénitien, donc parfois on simplifie l'ecriture en "moeca". Le pluriel est "moleche" ou "moeche", et bien sûr le "c" reste dur (prononcer : mo-é-ké). C'est un pote vénitien qui éclaire notre lanterne... Non mais !