20 juin 2011

Vic en vrac


Vic Pentecôte 2011



Le monde est vieux, mais l’avenir sort du passé. Parole de griot chasseur de zébus... les toros de là-bas.

Ce n’est souvent qu’une question de mémoire, de souvenirs lentement accumulés, superposés les uns aux autres par strates successives, un amas, un conglomérat, un engorgement de doutes, de désagréments, de frustrations ou de contrariétés. Mais, qu’une goutte s'insinue, une goutte insensible, pernicieuse, tenace, une goutte de trop... et c’est le déversoir.
Parce que Vic c’est Vic, nous avons pris patience. Parce que Vic c’est Vic, nous nous sommes exaltés, nous avons débattu, nous avons modéré, mesuré, attendu, nous avons repoussé l’échéance, en maugréant, en espérant, en répétant à satiété, comme pour s’en convaincre ou pour se rassurer, la même incantation. Vic c’est Vic, rien d’autre à ajouter.
Pourtant, quand on y songe, Tegucigalpa c’est Tegucigalpa, Vladivostok c’est Vladivostok et Joilly-sur-Brunette c’est Joilly-sur-Brunette. La belle affaire !
L’année dernière, ça n’allait déjà pas et même la précédente, il y aurait eu à dire et on ne l’a pas dit, ou pas bien ou pas assez fort ou pas du tout.
En arrivant à la voiture, c’est revenu, soudain, comme une gifle. Pourquoi ne pas l’avoir publié ? Ce texte, pourquoi ? Parce que Vic c’est Vic ?
Justement ! Pour que Vic reste Vic...

Pentecôte 2010
Lundi 24 mai, vers 19h
Le dernier Victorino était en piste. Après les piques, nous nous sommes préparés. Les banderilles posées, le toro fixé près des planches, discrètement, nous quittons les lieux pendant que Juan Bautista marche vers la présidence.
La dame était au dernier rang. Elle devait y croire. Nous, non.
— Vous allez rater le meilleur.
— J’en doute, Madame, j’en doute même fortement.
Claquements de portières... La route... Les amis, les toros, les rires, les courses, les rires, les amis, les toros... C’est fini, on rentre... La route...
Les souvenirs se décantent toujours pendant le trajet. Les images s’entrechoquent, se lient, s’entremêlent, se dénouent, jaillissent puis s’envolent, finissent par se poser avant de s’imposer.

Samedi 22 mai, 11h
Le début est en trompe-l’œil. Un Flor de Jara bravito encaisse trois piques, et puis plus rien... ou presque... ou si peu. Les fleurs de ciste se fanent en un instant, inodores, insipides, desséchées. Un soleil de plomb, six Buendía soporifiques, trois novilleros léthargiques et c’est l'anesthésie — quasi générale — car, pendant que les somnambules rêvent de faena, les insomniaques obtiennent l’oreille du troisième novillo. Probablement un mirage dû à la chaleur.
Des virages, des coteaux. On rentre... Des coteaux, des virages... attention... panneaux, travaux, rond-point... Auch... La route...

Dimanche 23 mai, 11h
La tauromachie est-elle du matin ?
Pour la corrida concours, le palco pointe en retard. On poireaute. On chauffe. On mijote, jusqu’à se liquéfier, en attendant que sorte enfin un toro digne de l’événement. Un toro avec des cornes. Des cornes sans esquilles. Un toro de concours.
On attendra en vain. Un Fidel San Román à peine épicé, un Dolores Aguirre pour donner du goût et Antonio Barrera pour le dégoût. Aficionado, chut ! Pas de commentaires, "manja e cala". Le public change. Ici, comme partout. Il vient aux arènes comme il se rend à l’Arena Stadium, pour voir des passes. Patience, il reste les après-midi.
La route... Les champs, les ronds-points... Que sont les tercios de varas devenus ?... La route... Gimont...
Un jour, c’est certain, un type va se redresser brusquement et crier "GOOOOOOLLLL !"
— Non, Monsieur, on dit "Olé !"
— Ah, bon ! T’es sûr ?
Ce matin, ils étaient cinq ou six, là sur la gauche. Ils ont papoté pendant deux heures. Non, pas de foot, de rugby. Toute la temporada y est passée et les sept prochaines aussi. Je peux vous dire qui sera champion jusqu’en 2017, si, si. Personne n’a bronché (presque personne, ¡je, je, je!) mais qu’un aficionado fasse remarquer l’état d’une corne, le placement aléatoire d’un picador ou le comportement désinvolte d’un torero et c’est le tollé. Olé !... "T’es sûr ?"
110... Ça roule... Déviation, Léguevin... Déjà ! Demain, boulot... Non, pas demain ! Vic, je veux rester à Vic... Les courses, les rires, les amis, les toros...
Fins, racés, sans excès, vendredi soir, en arrivant aux corrales, c’étaient les plus beaux, les Escolar Gil. Au final, ce sera la course la plus homogène, vive, mobile et piquante. Les Palha et les Victorino, disparates, auront un comportement plus irrégulier. Étonnant ces trois corridas qui offrent de l'intérêt sans qu’aucun toro pourtant ne se distingue. Peut-être restera-t-il un fragment de ce volumineux Victorino, le cinquième, celui qui a rempli la piste quelques instants, promenant fièrement sa couronne veleta d’Albaserrada. Un killer. "Peut-être, mais j’en doute, Madame."
Toulouse... Déjà !... L’autoroute...
Maintenant que les images remontent et se figent, ce sont les toreros qui dominent. Quatre courageux. Mais, que sont les puyas devenues ? En arrivant, je consulterai mes notes.
Passé Toulouse, on s’arrête. Pipi, glou-glou, miam-miam.
Tiens ! Fernández Meca.
— Félicitations pour Alberto, Stéphane !
— Merci, je transmettrai.
Le soir tombe, on roule... Autoroute... Phares... Ils reviennent de la plage... Qui ça ?... Hé bien, les phares, ils reviennent de la plage... Oui, et de là-bas aussi... Du Colisée romain intergalactique... Ils sont nombreux... Très nombreux... Très, très nombreux... C’est l’art qui les attire... Bondé ! C’est beau, l’art... Bondé, c’était... Même Morante a dû apporter sa chaise. Misère !
Curieux, ce scintillant chassé-croisé de l’Afición pour Pentecôte. Plus qu'une multitude de phares, une métaphore.
Nous, c’est Vic. Définitivement. Chacun sa route.

Été 2010
Nous n’avions pas prévu d’y être mais, c’était sur le passage avant Parentis et Cenicientos, il y avait ce Yonnet qu’on avait vu au campo... Alors, comment résister ? Pensez donc, levé des couleurs sur une corrida concours 100 % made in France, plus fort que le Roquefort, plus typé que le Tariquet !
Du bleu, du blanc et du rouge... sang.
C’est en me rasseyant, à la fin des vueltas, au cinquième toro, que le temps s’est gâté. Après la pluie de trophées, devant le climat d’autosatisfaction générale, j’ai tourné le dos. Simplement, sans ostentation, j’ai attendu que ça passe. Monsieur, plus loin, avait suivi mon manège. Il en était tout offusqué. Foudroyé ! Il m’a foudroyé. C’est inadmissible, cela ne se fait pas, c’est faire injure au maestro. Donc, Monsieur, crier, manifester, vitupérer, siffler, souffler est déplaisant. Se taire est injurieux ! Que nous reste-t-il ?

Pentecôte 2011, la boucle se referme.
L’incident était oublié, Monsieur, mais brusquement je pense à vous, en me levant pour applaudir pendant que Robleño, copieusement conspué, termine son tour de piste. Un rappel sec comme un boomerang qui revient dans la figure. Certes, cette faena, généreusement notée d’un triple zéro par un spectateur excédé n’entrera pas dans les annales mais, plus que l’oreille d’un médiocre Cebada Gago, il est des coups d’épée qui se respectent. Si le silence d’un seul est une injure, que dire de l’indécence de la foule déchaînée ? Que nous reste-t-il ?
Petit à petit, c’est devenu long et pénible. Aucun commentaire sportif cette année ? Ah, si, natation. Les dames derrière causent piscine, plusieurs longueurs... crawl, puis brasse, brasse coulée... beaucoup de longueurs... Envies de noyades !
Heureusement, Tito Sandoval réveille l’arène. Son remarquable tercio de varas est certainement le moment le plus taurin de la féria. Mais au toril, le tercio de varas. Qu’importe, mouchoir bleu. Vuelta ! Encore une. Combien de vueltas posthumes en un an ? Allons, voyons, un toro de vuelta, on se le rappelle ! 'Camarito'. Non, 'Camarito' c’était avant, il y a trois ans et il n’a pas eu droit à tant de considération. Je vous laisse chercher. 'Camarito' marque la césure. Depuis, l’état d’esprit change, on devine les prémices d’une politique qui met en exergue le toro de troisième tiers. Cinq vueltas en un an. La noblesse plutôt que la bravoure. L'esthétique plutôt que le combat. La muleta plutôt que la pique. Le plaisir plutôt que le courage. Comme ailleurs, comme partout. 'Camarito' déclaré ex aequo avec un noble Victorino, idem pour le Margé et le Pagès-Mailhan, à égalité. Cette année, le prix est attribué — et quel prix ! — à un Flor de Jara hors type mais compréhensif, lors d’une course présentant essentiellement du bétail indigne, aux cornes douteuses. Basta ! Vic c’est Vic et doit le rester.
Inutile de maintenir une corrida concours dans ces conditions. Inutile de choisir certains élevages dans ces conditions.
Chaque temporada, le territoire du toro se réduit comme peau de chagrin. Bientôt, nous n’aurons plus que les yeux pour pleurer, de dépit, de colère ou de rage. Il est temps de quitter vos alvéoles, à l’abri du callejón, de déplacer ce burladero inopportun, de laisser un seul picador en piste, à l’opposé du toril, a contraquerencia, dans le terrain des braves. Il est temps de tracer les lignes à la bonne distance et d’expliquer au public que, oui, dans certains cas, elles peuvent être franchies.
Le monde des toros est vieux, mais son avenir sort d’un passé où l’aficionado était plus qu’un client. Une goutte de trop... et un monde bascule.
Parce que Vic c’est Vic.