20 décembre 2010

Deux de chute


Qui n'a jamais imaginé, lors d'une visite aux corrals ou d'un apartado, tomber accidentellement dans l'enclos ou la fosse aux toros... et, après avoir effectué un magistral recorte puis trouvé refuge dans un burladero rêvé, chassé l'affreuse pensée aussi vite qu'elle était arrivée !
Dans une ancienne Dépêche, sous le titre « Les arènes de Bernuy », j'ai récemment redécouvert l'évocation de la malencontreuse et dramatique chute du capitoul et marchand de pastel Jean de Bernuy (Burgos 1475 - Toulouse 1556) dans la cour de son hôtel... Une mésaventure qui m'a immédiatement remémoré celle du chanceux Frère Martin survenue deux siècles et demi plus tard, le 17 mai 1801, et rapportée par El Tío Pepe dans son ouvrage Afición1.
Deux histoires (et un cauchemar) nous rappelant, s'il en était besoin, que le simple fait d'aller à la rencontre du toro, de s'en approcher, que l'on soit paisiblement assis sur un tendido bajo, debout dans un callejón surpeuplé, accoudé à une rambarde au-dessus d'un corral ou en équilibre plus ou moins instable dans un véhicule au campo, est porteur de danger.

« Lorsqu'il s'installe à Toulouse au début du XVIe siècle, le richissime marchand espagnol Jean de Bernuy n'a qu'une idée en tête : s'offrir une demeure digne de sa réussite et de son renom. Un hôtel particulier2 dont l'architecture se veut un mélange d'influences gothiques et d'outre-Pyrénées. Et parce que l'Espagne pousse sa corne jusque dans le style de sa cour, il y organise même des combats de taureaux ! Une passion qui sera fatale à Bernuy. Un jour, à l'occasion de la venue d'un de ses neveux espagnols, il lui offre le spectacle d'une lutte entre un taureau et une meute de dogues. Aménagée en arènes, la cour est le théâtre de la joute. Bernuy voulut-il manifester sa joie en se levant brusquement ? Toujours est-il que son âge trompa sa généreuse envie... A soixante-quinze ans, il tombe dans l'arène improvisée... L'histoire ne dit pas si le pauvre Bernuy eut le temps d'esquisser quelques passes avant d'être mis en pièces par les acteurs du combat. »

« Frère Martin était un moine franciscain, très aficionado a los toros et grand ami de Pepe-Hillo3. A cette époque, l'Eglise ne voyait pas d'un très bon œil la corrida de toros, mais le pape était loin, là-bas, à Rome, et les toros ici, tout près... Et Frère Martin n'était jamais si heureux que lorsqu'il pouvait tenir les épées de son ami le matador, ou assister à la mise en loge des toros. Ce jour-là, il se rendit à la plaza dans la matinée, afin d'assister à l'“apartado” justement, du haut d'un petit balcon surplombant un corral. Que se passa-t-il au juste ? Toujours est-il que le malheureux dégringola du balcon dans le corral, sans que personne s'en soit aperçu. En grand péril de mort, Martin n'eut d'autre ressource que de se précipiter vers la première loge venue où, quelques minutes plus tard, un énorme toro était enfermé. L'obscurité aidant, le toro ne prêta aucune attention au malheureux religieux accroupi dans un coin près de la porte et murmurant en tremblant les prières des agonisants... Cinq ou six heures plus tard, la porte s'ouvrit, et quelle ne fut pas la surprise du public de voir apparaître, livide et courant comme un fou, Frère Martin, suivi à quelques pas de son compagnon de captivité ! Le sang-froid et la décision de tous les toreros présents sauvèrent notre moine d'une mort tragique ou d'une blessure cruelle ! »

1 Jean-Pierre Darracq 'El Tío Pepe', Afición, Editions Castay, Aire-sur-l'Adour, 1994, p. 84.
2 Construit entre 1504 et 1530 par Louis Privat, cet hôtel héberge actuellement une partie du collège-lycée Pierre-de-Fermat.
3 Encorné à Madrid le 11 mai 1801 par le toro 'Barbudo' (voir la série gravée La tauromaquia de Goya, 1816), Pepe-Hillo meurt cinq jours avant la frayeur de Frère Martin.

Image Cour d'honneur de l'Hôtel de Bernuy à Toulouse © Base Mérimée