07 septembre 2011

Autorovia (IX)


Luis Cuadri est le fils de Luis Cuadri. Luis Cuadri n’a pas les mains moites et est aussi grand que moi. Je le savais pour avoir déjà rencontré Luis mais je n’y avais pas prêté attention. J’ai essayé de me tenir bien droit pour pouvoir comparer sans me tromper, j’ai relevé le menton comme chez le médecin tout en espérant que Luis ne s’en rende pas compte. J’avais déjà assez à supporter la conscience de mon propre ridicule. J’ai tourné mon regard vers le haut de son crâne et j’ai tenté d’évaluer où se trouvait le sommet du mien. Le constat était sans appel : Luis Cuadri est aussi grand que moi. La première fois que j’ai rencontré Luis Cuadri il m’a demandé si j’avais connu Luis Cuadri, son père, "el bigote". Je lui ai répondu que oui, que c’était son père qui m’avait accueilli quelques années auparavant à "Comeuñas". C’était tôt le matin, le jour était fauve et muet, reflet parfait de ce que dégageait Luis Cuadri. Je me souviens que j’osais à peine le regarder malgré cette insistante et satanée petite voix qui me dictait d’en tirer le portrait. Une chose m’avait marqué : ses yeux plus noirs que de l’encre de Chine percés d’un fil de lumière acéré, tranchant, sanguin. Je n’ai jamais pris cette photo. Luis Cuadri est décédé quelques mois plus tard. En observant Luis, son fils, j’ai une pensée pour son père et pour cette photo que je n’ai jamais prise. Les douleurs de l’autre nous renvoient sans cesse à nous, qu’on le veuille ou non. J’ai le sentiment, en repensant maintenant à Luis Cuadri, que ce sont ces photos qui n’existent pas qui occupent le plus mon esprit. François Bruschet, qui a l’accent du Sud-Est mais je lui pardonne, évoquait il y a peu lors de nos nombreuses conversations téléphoniques un entretien donné par William Klein au sujet de son œuvre photographique. En substance, ce dernier déclarait qu’"une photo était prise souvent à 1/125° de seconde... Qu’est-ce qu’on connaît du travail d’un photographe ? Une centaine de photos ? Peut-être 125 ? C’est une œuvre. Ça fait en tout... une seconde. Peut-être 250 photos ? Ce serait déjà une œuvre conséquente. Et ça ferait... deux secondes. La vie d’un photographe, même d’un grand photographe comme on dit... deux secondes". Deux secondes... et des heures après, des jours, des mois, des années à fantasmer ce qu’auraient pu donner toutes celles que trimballe notre imaginaire. Ça peut occuper une vie si l’on y regarde à deux fois.
François Bruschet n’a jamais photographié Luis Cuadri. Lui aussi ou lui non plus. "Y avait une photo à faire avec lui", m’a-t-il avoué un jour.
J’étais d’accord avec lui évidemment. Je lui ai rétorqué qu’il devrait écrire sur cette photo qu’il n’avait jamais faite. Je rêve que François Bruschet me raconte cette photo qui n’existe pas de Luis Cuadri. Il y a tant à dire, il y aurait tant à laisser imaginer.
Luis Cuadri, celui qui est aussi grand que moi, me fait signe que José Escobar nous attend à "Comeuñas". Son frère, l’autre fils de Luis, et son oncle, Fernando, nous devancent. Ils ont souri quand ils ont vu Loulou jouer au toro. Ils pensent qu’il sera matador et n’imaginent pas à quel point je souhaite que jamais cette idée ne traverse son cerveau. Je me suis gardé de le leur dire mais au regard du rictus qui se matérialisait sur mon visage, j’ai compris que Fernando Cuadri avait saisi mon angoisse de père.
La petite maison de "Comeuñas" ne laisse entrer la lumière roide du dehors qu’au travers du prisme d’un rideau de lanières de cuir identiques à celles de la cuisine de ma grand-mère auxquelles je m’accrochais petit. En entrant à gauche, sous un H à l’envers, le frère de Luis s’est assis dans un fauteuil vieillot aux accoudoirs de bois. Il est seul et regarde dans le vague, les coudes posés sur les genoux. La maison n’est pas grande mais elle pèse déjà bien lourd sur ce corps fin et sec. Un aficionado français a eu un jour cette sentence en le voyant chevaucher à l’écoute de José Escobar : "C’est lui qui grave le disque dur." Fernando et José Escobar l’ont rejoint. Une atmosphère de miel s’est invitée par l’entrebâillement de la fenêtre. Je vois les sourires de José qui répondent à la décontraction de Fernando. Derrière eux, la pénombre se terre. Il flotte dans cette cahute de galets les volutes insaisissables de la félicité. Loulou joue avec un jeune chat noir et blanc dans un rai de lumière. J’ai demandé à Luis de me remontrer cette photo où José salue "au centre du monde, chapeau levé vers un public debout mais à genoux". Luis me l’indique du doigt et j’ai envie d’une clope. Là, maintenant ! "¿Aquí se puede fumar, Luis?" Il m’a regardé comme si je sortais d’un livre de Bukowski. Il m’a dit que c’était écrit dans Campos y Ruedos 02 et que c’était même moi qui avais commis ce texte sur José Escobar qui n’était pas Dieu mais pas loin voire même au-delà. J’ai allumé la clope en me mettant des gifles cérébrales d’une violence inouïe, vraiment ; j’ai hésité à me coller un uppercut de charpentier géorgien mais je me suis ravisé dans un éclair de clairvoyance pensant qu’il en allait de mon intégrité physique. Or, je déteste attenter à mon intégrité physique. C’est un principe que j’essaye de respecter du mieux possible. Je me dis que dans la vie, il faut avoir quelques principes. La préservation de mon intégrité physique en fait partie.
Après, on a vu les toros. Autant être succinct sur ce point, ils sont tous noirs sauf deux. Un pour Madrid l’an prochain (remember 'Aviador') et un pour Saragosse cette année. J’ai regardé mes femmes s’éloigner un instant sur le 4x4 pour donner à manger au futur lot de Madrid. J’ai pris une photo. Ça faisait safari ou un truc dans le genre. Loulou et ses sœurs ont l’air heureux. Ça sent le soleil, la paille gratte et Luis me parle des espoirs qu’il place dans ce lot. Je ne sais pas si je l’ai déjà écrit mais Luis parle très vite et j’avoue qu’il m’est difficile de suivre le fil de ses impressions alors même qu’une mouche — allez savoir ce qu’une mouche faisait là — s’ébroue dans mon espace vital sans mesurer le danger qu’il y a pour elle à faire cela. J’ai remarqué que les mouches avaient une faculté hallucinante pour faire chier l'être humain et je suppute que d’autres congénères de mon espèce acquiescent en me lisant. Certes, en ce domaine, nul ne peut contester la suprématie cosmique du moustique mais mon expérience des mouches m’incline à penser que j’ai raison. Je me suis déjà fait la réflexion il y a quelques mois que l’idéal pour visiter un élevage de taureaux de combat serait de conserver à portée de main, dans une poche du sac photo par exemple, une bombe insecticide ultrapuissante. Je geins de douleur pour les pingouins et autres espèces touchées par l’insondable, injuste et aveuglée pollution humaine mais je le répète, c’est un principe, je ne conçois pas que l’on s’attaque à mon intégrité physique, même et surtout s’il s’agit d’une mouche. Je lis sur les lèvres de Luis qu’il croit beaucoup dans ce lot mais la mouche poursuit son funeste destin et je me concentre de tout mon être pour en faire un point noir sur le mur gris. Luis me montre le n° 40, des diamants dans les yeux et PAF ! "Saloperie, buzz buzz buzz hein, tu fais moins la maligne, tu buzzzzes plus, tu manques d’ailes, tu manques d’air, t’es mooooorte !!!", ai-je exulté dans un silence des plus digne.

Luis n’a rien vu ou a fait semblant. Je suis d’accord avec lui, le n° 80 me plaît. Je me dis que j’ai réussi à bien reprendre le fil de notre conversation malgré le désormais point noir à coulée blanchâtre qui va sécher sur le mur gris et malgré que — oups ! ce n’est pas français — Luis parle très vite.
Je regarde mes femmes et Loulou. Loulou et ses petits bouts de gonzesses. Ma femme. Je regarde ma femme. J’aime regarder ma femme. Je suis venu plusieurs fois à "Comeuñas" ces dernières années. J’aime venir à "Comeuñas". Je n’y vois aucun lien avec le fait que chez moi la coupe des ongles est élevé au rang de rite. D’ailleurs, et je ne l’ai jamais dit à ma femme, il m’arrive de cacher mes ongles rongés avec patience et précision sous le canapé du salon. Je n’y vois aucun lien logique mais j’aime venir à "Comeuñas". Je regarde ma femme. Il n’y a qu’elle comme femme. Ils l’ont tous très bien accueillie ainsi que ses trois petits bouts de femme. Pour le reste, je n’ai jamais vu une seule femme à "Comeuñas". C’est un lieu testostéroné et sur le sol rouge les touffes de grandes herbes raides prennent l’allure d’un torse velu, fièrement velu et prétentieusement exhibé sous la chemise ouverte parce qu’il fait chaud et parce que c’est le Sud. Ça fait cliché mais il y a du vrai sous la chemise ouverte. Ils sont entre eux ici. Ils discutent de trucs de mecs j’imagine : football, toros, voitures et femmes. Ils doivent boire des bières sans que personne, comme le soir à la maison, ne leur en fasse la remarque. Ils peuvent se curer le nez aussi du haut de leur cheval et lâcher de bons rots gutturaux après le repas de la mi-journée. Ils sont entre eux. Ils fument leurs puros, autant qu’ils veulent ils en fument et Mercedes ne peut pas leur dire qu’ils en fument trop parce que Mercedes elle ne vient pas ici. C’est pas son territoire. Ici, c’est chez eux. Les toros les regardent, eux qui hurlent de voir des femelles. En cherchant à l’horizon un point blanc dans ce torse d’herbes raides, j’ai compris une chose sur le toro de Cuadri. Les hommes qui les élèvent prennent toujours leur temps pour aller les chercher. Ils les ramènent au pas. Et j’ai compris que ces hommes racontaient alors à ces toros sans femelle ce que c’était les femmes. Ils prennent leur temps parce qu'ils parlent à leurs toros pour les rendre furieux. Ils leur racontent qu’ils les aiment, qu’elles sont belles, que c’est bien d’être avec elles mais pas ici. Pas à "Comeuñas". Ici, c’est chez eux. Et les toros de Cuadri écoutent en écumant de rage. Ils ne sauront jamais, eux ! Ils engrangent la frustration et ils cultivent la haine. Un jour, ils doivent se venger de toutes ces histoires. Un jour, ils entrent dans une arène...
J’ai embrassé Luis. Il me tarde de le revoir. Je regarde ma femme. Elle me regarde. On rentre.

>>> Retrouvez une galerie consacrée à la ganadería de Cuadri (les toros sont ceux de Saragosse) sur le site www.camposyruedos.com, rubrique CAMPOS