17 décembre 2009

Faena bien ordonnée commence par un théorème


Il en a fallu du temps. Plusieurs siècles. Des décennies à gloser sur des supercheries, à déblatérer sur des prétextes. Des prétextes ? Oui, la corrida... Un prétexte, un exemple, pas même une parabole ! Le combat du toro, dans son acceptation "moderne" a dû nous tomber, sans que l'on s'en rende compte, d'un mathématicien arabe, pressé par quelque croisé en reconquista et sommé de déguerpir plus vite que ça. Il faudra faire la même chose pour expliquer le flamenco, un de ces jours, quand on aura du temps, un compas et une règle. La tauromachie n'est pas plus un art qu'une philosophie, un sport de combat, une danse, une parade nuptiale ou un rite, la tauromachie est une démonstration géométrique pour peu que l'on sache se placer au bon poste d'observation et saisir le moment d'un clic. Le reste n'est qu'affaire de littérateur, de rhéteur : il faut bien des scribes et quelque antique expert en marketing pour tendre des ponts vers nos médiocres capacités d'entendement empirique.
Il y a les praticiens : des guerriers contorsionnistes qui tentent tant bien que mal de se mouvoir dans ce petit monde. Parmi eux, José Mari junior, 'Manzanita'. Statue classique et déclinaison exemplaire d'un nombre d'or sur un bloc de marbre par un pygmalion ibère, sculpteur initié peut-être vaguement homo. N'écartons aucune hypothèse. Manzanita est donc un praticien, parfait ou pas loin, un genre de magicien discret, un peu pantin comme tous, une grande toile blanche joliment gaufrée, un peu froissée, l'écran au fond de la caverne de Platon sur lequel la plèbe projette ses images, ses existences rêvées, ses théories fumeuses. La plèbe ? C'est nous. Enfin, c'était nous, enfin... Une immense agora autour de ce petit monde. Des gens avec des airs entendus, admiratifs, blasés ou autres... Une collection de masques, affamés de miettes que le vent de Grèce voudra bien porter jusqu'à leurs côtes italiennes d'où ils scrutent. La tauromachie est une géométrie, je vous l'ai dit. Suivez !! A partir de Charybde, de Scylla, du Vésuve et du Stromboli commence donc la foule, un air de commedia dell'arte, une touche de néo-réalisme. Des photos le prouvent. L'Italie un peu grotesque est le futur de la Grèce géométrique : une translation aussi réussie que possible, une condition de son existence, un marché selon les capitalistes.
Planquée quelque part entre ces deux mondes, Joséphine Douet, géomètre camouflée en photographe fonde ses théorèmes et développe des démonstrations à grands coups de 50 mm. Sur ses photos, des demi-droites, issues d'un œil de torero, qui viennent se fracasser invariablement à la frontière du volume délimitant ce petit monde. Des lignes de fuite désespérées, résignées ou inspirées, en forme de regards obliques et victimes de ce théorème implacable : toute demie-droite issue d'un point à l'intérieur d'un cercle se heurte au périmètre de celui-ci. Voilà pour la vision euclidienne : deux dimensions et surface plane. Par récurrence, l'auteure ajoute une dimension : le cercle devient sphère, mais toute tentative de fuite demeure vaine. Quatrième dimension : même verdict implacable, le temps dans lequel s'inscrit le torero est courbe et roule de répétition en répétition. Pas d'échappatoire. Toujours pas. Aux parois du petit monde rebondissent et tambourinent les regards des toreros, les demies-droites s'entrechoquent dans un vacarme assourdissant qui ne semble souffrir aucune plainte, aucun aveu. Tout est là et tout y reste, à sa place : les images saintes sur la table, les angoisses, les souvenirs, la torería... Rien ne filtre. Pris au piège, les éléments s'ordonnent, le hasard n'a pas sa place dans un théorème — voyez la main au revers du capote qui donne une Véronique de salon avant la course. Tout y est dit. Quelque part un toro se meut au sein de cet espace clos, fatalement il y a des chances qu'il croise une de ces lignes. Pour l'instant tout va bien.
La sphère est transparente et avale de façon vertigineuse les routes du monde plébéien qui la contient.

>>> Une galerie des photographies de Joséphine Douet est disponible sur le site, rubrique PHOTOGRAPHIES, et son livre est désormais distribué par la FNAC...