25 août 2008

Prendre un toro par la main


T'as voulu voir Vierzon et on a vu Vierzon
T'as voulu voir Vesoul et on a vu Vesoul
T'as voulu voir Honfleur et on a vu Honfleur
J'ai voulu voir Tomás et on a vu Ponce... Comme toujours !

La vie d'un coche de cuadrilla doit ressembler à celle d'une Merco de chanteur de province en tournée... Je n'avais pas pris Brel pour animer la route des vacances taurines, j'avais à peine moins taurin : Leo Cohen et Bob Dylan entre autres, mais "Vesoul" avec son accordéon ironique aurait pu faire l'affaire.

J'y suis allé crescendo : San Sebastián pour Tomás puis 3 jours à Cenicientos et enfin 3 jours à Bilbao pour finir en apothéose avec les figuras face aux La Quinta. Sur le papier, ça avait une bonne gueule.
Je reviendrai sur (et probablement à) Cenicientos un de ces jours. J'en arrive directement au mâchefer photogénique de Vista Alegre : mardi 19 août, Ponce ne remplaçait personne et alternait avec Juli et Manzanares face à l'un des élevages en vogue : El Ventorrillo. Le toro de Bilbao c'est quelque chose : ça n'est pas pour rien que l'on se presse au bord du Nervión pour voir les vedettes du moment face à des toros de respect, faut dire que ce n'est pas tous les jours le cas ! Nous y voici.

Passons sur la première partie de la course dont je retiendrai l'empaque classieux de Manzanares "inventant" (selon l'expression consacrée) son premier adversaire, dont l'aspect récalcitrant et contrariant s'incarnait surtout dans sa charge courte. Les instruments basques de Vista Alegre venaient de jouer "Bring Back My Bonnie to Me" lors du tercio de banderilles du 3, comme en hommage à la cuadrilla du Cid qui salua deux fois la veille. Rien donc... (3 piques, 3 picotazos).

Sort le 4, 'Histrión' (n°6 - 561 kg - né en septembre 2003), d'un point de vue patronymique, ça commençait mal. Pas si mal que ça, il faut en convenir car du bois il y en avait : des flèches à faire pâlir d'envie les cathédrales des plaines de Picardie (des pointes au milieu de rien) : veleto tendance cornivuelto, astifino pour sûr. Un trapío tout à fait acceptable, en rapport avec la réputation du lieu. Benjamin me souffla "y'a du bois ! c'est le bois qui cache la forêt !" (s'il ne lisait CyR, je me la serais attribuée, celle-là). En effet, de présence en piste, nada : l'ingénieux capote du Maître de Chiva le reçut avec toute la douceur et le sucre d'un accueil oriental. L'animal n'était pas une bédigue, ça n'était pas un foudre de guerre non plus, qu'on se le dise. Un "pavo" : du plumage sans ramage, faible des antérieures, fiereza nada, de caste "moderne", à la sauvagerie de soie dont on fait des pacheminas. Il prit une première pique de jolie manière et une seconde par politesse comme qui se ressert quand, invité, on craint d'offenser la maîtresse de maison même si le rôti est cramé.

Ponce vit tout de suite le miel qu'il pourrait tirer du sucre qu'il venait d'investir et "brinda" à tous. Le maestro du Levant leva donc sa muleta, tendit la main à son opposant et lui sussurra doucement : "Allez, viens ! je vais te montrer un truc, on va faire des jolies choses toi et moi !"

Prendre un toro par la main
Pour l'emmener vers demain
Pour lui donner confiance en son pas

Ponce étala alors toute la magie de sa main, de son poignet, de sa science et décupla les capacités de son opposant (?) plus sûrement qu'un médecin d'équipe cycliste espagnole. Sans ces avis vulgaires de règlement de caserne, 'Histrión' serait certainement encore en train de prendre des pases de pecho au sommet du Tourmalet ou de l'Aubisque. A côté de pareil déploiement de douceur et de persuasion, d'invention - puisque c'est le terme "ad hoc" - le Manzanita du troisième Ventorrillo prenait des airs d'honnête praticien de tours de passe-passe, de rebouteux médiéval vendant des amulettes à côté d'un centre de cancérologie à Villejuif (je parle ici de savoir-faire, pas de torería, notez bien).

Le baume Ponce fit à nouveau merveille, le secret déposé dans les oreilles de 'Histrión' produisait son effet : en bon psychologue Ponce savait que l'histrionisme se caractérise par une soif inextinguible d'attention excessive. En d'autres mains, 'Histrión' n'aurait pas eu le moindre écho public et serait passé de vie à trépas sans son quart d'heure de gloire Wahrolien : seul, il n'en possédait pas les moyens.

Enrique poursuivait son travail de réhabilitation, mieux qu'un centre de rééducation pour handicapés, plus magique que Lourdes, il jouait les Soubirou et tirait des muletazos suaves, utilisant à des fins d'infirmier l'abanico entier des recours de torero : fuera de cacho, pico, toreo en ligne droite de la main gauche, les gradins de Biscaye bruissaient du miracle ambiant : "Lève-toi et marche !" semblait-il ordonner à 'Histrión', à qui il dessinait une voie ferrée dans un terrain réduit. "Lève-toi et marche !", Vista Alegre était rebaptisée Gare St Lazare.

Le miracle jaillissait par tous les pores de la peau de 'Histrión', devenait torrent, inondait le Nervión, colorait l'austère Bilbao : les frigides dégoulinaient, le port industrieux se rêvait plage, station balnéaire, Costa del Sol : Enrique ratifiait le changement de statut par une suerte rare : présentant son postérieur à 'Histrión', il ployait un genou comme pour un doblón, puis changeait de genou sous le regard médusé de l'assistance : le roi dandinait du croupion sous le mufle immobile de surprise de 'Histrión' le dindon (pavo) et finissait par donner des doblones en redondos. N'allez pas croire à quelconque farce ! Bilbao était rendue, debout, Vista Alegre était le nid d'oiseau pékinois en pleine cérémonie d'ouverture, un feu d'artifices ! Bilbao était Benidorm !

Mais les quarts d'heure de gloire ne doivent pas dépasser 15 minutes et personne n'avait pensé à arrêter l'horloge : le tic-tac du pendule "culero" de Ponce était bel et bien une métaphore du temps qui passait. Enrique se profila, mis en joue son 'Histrión' énamouré et basculant les cornes gigantesques plaça un estoconazo en toda ley qui fit rouler le partenaire sur le sable gris multicolore. 'Histrión' mourut l'oeil humide de reconnaissance, pas même contrarié par le premier avis qui sonnait en sourdine dans la clameur basque. Enrique recueillit alors les deux oreilles dans lesquelles il avait murmuré de belles paroles à 'Histrión'. Une fois encore... il gardait son secret pour lui.

Nous avons, pour plaire à la brute,
Digne vassale des Démons,
Insulté ce que nous aimons,
Et flatté ce qui nous rebute ;
Contristé, servile bourreau,
Le faible qu’à tort on méprise ;
Salué l’énorme Bêtise,
La Bêtise au front de taureau ;
Baisé la stupide Matière
Avec grande dévotion,
Et de la putréfaction
Béni la blafarde lumière.

Enfin, nous avons, pour noyer
Le vertige dans le délire,
(...)
Bu sans soif et mangé sans faim !…
— Vite soufflons la lampe, afin
De nous cacher dans les ténèbres
!

Citations un rien adaptées de "Vesoul" (Jacques Brel) et de "Prendre un enfant par la main" (Yves Duteil).
Morceaux choisis et fidèles de "L'examen de minuit" de Charles Baudelaire.