23 avril 2008

Des toros et des hommes… Suite sévillane (5)


Séville, vendredi 3 avril 2008

La Feria de Abril a débuté depuis quelques jours seulement, et les sources de déception sont déjà nombreuses. Certes, il s’est bien passé des choses au cours des trois premières courses du cycle, mais ce n’est pas encore ça. On pouvait voir les gens quitter les gradins l’air triste et préoccupé, et les tertulias dans les cafés du Baratillo avaient besoin de beaucoup de manzanilla pour parvenir à trouver la chaleur.
Et puis, c'est la dernière course présentant quelque espoir de voir de grands taureaux, avant le long défilé habituel des Domecq à la chaîne. La dernière chance, quoi.
Après le paseo, le public invite Pepín Liria à venir saluer, lui qui défile ici pour la dernière fois, après tant de bons et loyaux services. L’ovation est longue, chaleureuse et émouvante.
Les clarines peinent à couvrir le brouhaha des après-midi d’expectación, on se cale bien sur le béton, un dernier regard sur le sorteo qui annonce six taureaux noirs ou gris dont le promedio laisse deviner des exemplaires au poids conforme à leurs origines, et les bruits sourds des gonds du toril ramènent le calme. Soudain, 'Verdecito' jaillit sur le sable et se précipite contre un burladero à la poursuite du premier bout d’étoffe qu’il aperçoit.
Comme souvent avec les pupilles du Sorcier, dès les premières charges franches et vibrantes, le museau au ras du sol à la recherche de tout ce qui bouge, on sait que l’on va assister à une bonne course. Une course de taureaux. Oh ! pas forcément complète, ni d’une bravoure superlative, mais une véritable corrida de toros. Pas nécessairement homogène, non plus, mais on sait dès le départ qu’au moins l’un des numéros du lot va nous procurer du bonheur. Surtout qu’aujourd’hui figurent au cartel au moins deux hommes capables de nous révéler les qualités de leurs opposants. En ce huitième jour de la saison sévillane, ce n’est pas un, mais deux bons taureaux de Victorino Martín qui ont ravi les aficionados présents dans le conclave, deux grands taureaux et trois autres présentant des qualités et un intérêt indéniables. Quant au n° 6, 'Paquito', il laissa deviner son moral sous l’armure presque impénétrable de son invalidité.
Dans les comptes rendus des prestations d’Enrique Ponce, il est pratiquement toujours question de sa capacité unique à nous « révéler » un taureau faible que l’on croyait bon à rien. Le maestro valencien s’est fait une spécialité de ses faenas d’infirmier, son formidable talent consistant à « inventer » son adversaire, à le grandir. Ce dont on ne parle pas assez, en revanche, c’est de la capacité de certains grands taureaux à grandir – oui grandir – le matador qui a charge de les combattre et de les mettre à mort. Or c’est ce spectacle rempli d’émotions qui s’est étalé sous nos yeux ébahis : deux grands taureaux emportant vers les cimes deux toreros : Pepín Liria et Antonio Ferrera.
A son premier taureau, El Cid nous fait encore une fois la démonstration merveilleuse de tout son talent. Les séries de la gauche s’enchaînent et forment cette fusion délicieuse de douceur, de puissance et de domination qui est devenue la marque de fabrique de son auteur. La charge du taureau paraît plus courte à droite, pas grave, le maestro s’adapte et raccourcit la distance tout en obligeant son adversaire par le bas, enroulé autour de la ceinture. Quelques beaux gestes de signature plus loin, toujours empreints de ce splendide mélange de détermination, de facilité et de délicatesse, le Campeador lève l’estoc et se profile entre les cornes. L’animal est cadré, bouche muselée, la main gauche autoritaire du Cid est prête à dévier une dernière fois la charge, le matador bascule et tout s’écroule. La dernière pierre de l’édifice, comme si souvent, dégringole en bas de l’ouvrage.
L’après-midi est néanmoins lancé.
Dans les noirceurs du fond de sa grotte, 'Gallareto' s’apprête à s’élancer dans le ruedo. José Liria Fernández, 38 ans au compteur dans quelques semaines dont 15 depuis l’alternative, s’avance lentement et résolument vers la porte du toril. Il s’agenouille. Se signe. Ajuste encore une fois les plis de sa cape. La porte s’ouvre. 'Gallareto' explose dans le ruedo, les jarrets tendus, trébuche puis hésite une seconde qui paraît une éternité avant de s’élancer enfin. Sur le maestro. Hurlements d’horreur. Pepín se relève, l’habit en capilotade et le cœur à trois cents battements par minute, et lui sert une série de véroniques de guerrier cocaïné. Les pupilles reprennent leur taille normale et les poils sur les bras regagnent leur place.
'Gallareto' continue de foncer sur tout ce qui encombre le sable, son nouveau territoire : chevaux, picadors, bouts de cape, banderilleros, tout y passe. Son fin museau, que l’on dirait cousu par le meilleur ouvrier de chez Fermín, trace inlassablement son chemin sur l’ocre de la piste. Il retrouve face à lui Pepín Liria, muni de sa muleta, de son épée et de son gros cœur au milieu. La bête n’en finit pas de charger et de charger encore. Pepín s’accroche, arrache des séries méritoires et, même si le vaillant bipède demeure en dessous des qualités de son apposant, on se laisse doucement bercer par l’harmonie qui se dégage du face-à-face. Jusqu’à en oublier que la noblesse des Albaserada est trompeuse, et qu’à ne pas dominer son adversaire, on prend le risque de la cogida fulgurante. Dont acte. Pepín est pris à nouveau, dans une naturelle, et s’en va rejoindre un instant les martinets avant de retomber lourdement sur le sol. Où il est repris, mais cette fois le fauve ne semble pas disposé à l’épargner. Le maestro ne devra son salut qu’au courage ébouriffant de son peón Carlos Casanova, qui démontre de façon éclatante que los de plata pueden ser de oro. Le banderillero saute littéralement sur le taureau, le saisit par les cornes de façon hallucinante et sauve ainsi la vie de son maestro, avant de s’éjecter sur le côté, sans oublier de dessiner derrière lui avec son bras un geste destiné, au cas où, à dévier la charge du tueur. Pepín Liria reprend le leurre et, fou de rage, après quelques nouveaux coups de drapelet, place son coriace adversaire près du centre du rond où il l’estoque, s’empressant ensuite d’éloigner la ronde funèbre des peones, pour le laisser mourir en brave, bouche toujours cousue, après un ultime combat.
Le triomphe d’un vaincu, aurait pu à nouveau titrer Vidal, tant il est vrai que malgré la suprématie du Victorino, Pepín Liria sort encore une fois grandi de la lutte à mort.
'Melonito' fait à son tour sa sortie. Encore un grand taureau, mais différent, pour la lidia duquel Antonio Ferrera doit trouver un autre sitio, plus près des cornes veletas du bicho. Un taureau de trois tiers, et non pas comme souvent seulement de troisième. Un taureau dont on aurait aimé voir la bravoure mieux s’exprimer face à la cavalerie, mais que l’on préféra économiser en vue de poses de banderilles certes couillues et engagées, mais pas toréées. Le torero de Villafranco del Guadiana parvient à composer un superbe bouquet de naturelles sur la base brute des charges longues et répétitives du fauve. Ferrera se bat, utilise pour une fois à bon escient sa tauromachie explosive, puise au fond de ses ressources inédites et insoupçonnées, laisse ses pitreries au vestiaire.
Et lui aussi perd la partie. La faena baisse d’intensité et s’achève sur une mise à mort défectueuse. Mais 'Melonito' l’aura hissé vers ces hauteurs du toreo dont lui-même, sans doute, ne se savait pas capable.
Se révéler face à plus fort que soi. Grâce à son adversaire, puiser en son for intérieur des qualités, un courage, un honneur qui nous dépassent presque. Tel aura été le leitmotiv de cet après-midi de taureaux. Manuel Jesús 'El Cid' a dominé son sujet avec une extraordinaire maestria, nous offrant encore une fois des gestes magnifiques ressortant d’un ensemble parfaitement maîtrisé et conduit, avec intelligence et beauté, sauf au moment de la mise à mort. Mais sa domination n’aura pas tout écrasé sur son passage ; elle aura laissé de la place aux émotions nées de la fragilité intrinsèque de l’Homme.
Ce jeudi 3 avril 2008, dans les arènes de la Real Maestranza, des hommes ont rencontré des taureaux.

>>> Retrouvez la galerie consacrée à la corrida de Victorino Martín à Séville dans la rubrique RUEDOS de Campos y Ruedos. Malheureusement, elle ne rend pas justice aux moments vécus en direct, ce dont l’auteur vous prie de bien vouloir l’excuser.