D'abord, vous tombez béatement sur ce complexe immobilier surréaliste tout neuf et tout rose, qui a l'air de pousser plus vite que les taupes dans le jardin de mon père. C'est vilain comme un VVF entre Palavas et la Grande-Motte, mais c'est bon pour le portefeuille. Si ça vous tente, il y a même un "18 trous". Fallait-il y voir le compromis incontournable entre le romantisme anachronique du rêve d'un ganadero fou et le réalisme d'une vie, exigeante et sans pitié d'une nation civilisée du XXIème siècle ? L'un ne va plus sans l'autre, me direz-vous. Bref, juste derrière, soupir... les terres du Raso de Portillo.
Contraste. Là, dans votre champ de vision, 500 ans d'histoire taurine. Des pinèdes marécageuses jusqu'à l'horizon, c'est le Quiñón de Valdès, le Raso de Portillo. Au milieu, le plus ancien troupeau de bravos de la péninsule. Un monument. Ici, tout s'articule autour de la légende forgée par le temps et on se prend même à rêver que le vent, les arbres et les oiseaux étaient déjà les mêmes il y a 500 ou 1000 années. Et puis, cette sérénité toute particulière, quasi mélancolique, qui plane parmi ces pins et ces marais, et l'on ne peut s'empêcher de penser qu'ici, on conjugue à tous les temps, mais surtout au passé. Il y a définitivement quelque chose d'unique au Raso de Portillo comme une odeur de vieux bois et de papier jauni, avec en héritage cette légende ancrée jusqu'au fond de chaque mare d'eau salée.
Même ce vent soufflait déjà il y a 500 ou 1000 années sur le "Quiñón de Valdès", aux portes de Valladolid.
Regardez, écoutez, tout est là sous vos pieds. Je pourrais vous raconter l'histoire de la péninsule d'Al Andaluz à Franco, mais le Raso se situe bien ailleurs. Son histoire n'appartient qu'à lui, gravée dans le bois de ses pins et dans la vase de sa marisma. Ici, même les cailloux auraient des choses à dire. Ils vous raconteraient plutôt le temps des navarrais, ou celui des croix dressées ici et là depuis un siècle, comme une empreinte dans le temps, par les pères et les fils de la dynastie Gamazo. Mais ils vous diraient aussi que vous êtes un doux dingue d'imaginer qu'on survit à un demi-millénaire, sans quelque infidélité. Oh oui, remballez vos fols espoirs de voir un authentique produit du ganado pirenaico surgir de la pinède, comme Du Guesclin d'un bouquin d'histoire. Il y a bien des rouquins dans les cercados des frangins Gamazo, mais n'attendez pas qu'ils vous parlent de l'herbe des prés de Nazario Carriquiri. Pourtant, il y a eu... mais il n'y a plus. Ou alors, peut-être... si peu, sans doute...
Au fond, ça restera le profond secret des Gamazo qui vous diraient qu'il fallait bien civiliser tout ça, pour vivre de ses rêves. Pourrait-on les en blâmer ?
Déjà, au commencement, la rouge de Navarre s'acoquinait avec le morucho de la tierra. J'entends bien la rusticité de pareille affirmation, mais je vous parle là de l'obscur temps des Rois, de Isabelle jusqu'à Alphonse XII, quand un échantillon du Raso avait le privilège d'ouvrir les corridas royales. Le premier coup de marteau fut donné par Alonzo Sánz (1751-1811), véritable premier artisan de l'ouvrage. Puis Pablo, son fils, hérite en même temps que son gendre, Toribio Valdes. C'est ainsi que le nom de Valdes-Sánz restera associé longtemps à celui du Raso de Portillo. Ce dernier en vendra une part à Joaquín Mazpule en 1840, dont les descendants Eloy Lamamié de Clairac (branche à l'origine de "Clairac") et Esteban Hernández (branche à l'origine de "La Guadamilla") s'empressèrent d'éjecter l'encombrant ganado. Puis c'est Julián Presencio, pour finir, qui devient maître des lieux afin de mener les destinées du ganado de Boecillo. Lui puis ses héritiers conserveront les origines, et même la vieille devise blanche de la maison. Très bien. Mais le Raso de Portillo s'est définitivement appelé "Sang" et "Race" quand il fut lié aux destineés des Gamazo. Adieu littérature et chansons anciennes, aujourd'hui, entre pénombre et rayons aléatoires sous ces pins protecteurs, des monolythes noirs et roux vous toisent de tout leur sang et de tout le bois qui les couronne, dolmens de feu et de cendre dressés sur la marisma, véritables nouveaux seigneurs de la terre salée du Quiñón, que les fantômes d'un temps révolu regardent avec l'espoir d'une seconde naissance. Emotion.
Negros, surtout, puis colorados, castanos, retintos y chorreados aussi, c'est la mouvance paisible des pintas automnales au gré de la brise. Ils s'éloignent vers un ailleurs protecteur, en s'excusant presque de cette extrême sauvagerie qui les rendrait timides. Difficile de les approcher, les bestiaux, mais j'ai bien dit "extrême sauvagerie" et c'est cette froideur rugueuse qui hurle au fond de leurs yeux. Un cri qui vient du fond des âges, un son de tambour terrifiant, comme un appel à la guerre qui vous glace lorsque vous en surprenez un. Ils sont là, bien là, et vous y êtes aussi, alors que vous ne devriez pas. Ça mugit, ça gratte, ça bouscule. Tension.
En passant notre route, discrètement surgit une autre résurgence du passé, inattendue celle-là, celle d'un Santa Coloma qu'on n’espérait pas. Un semental de Dionisio Rodríguez. Il trône, face à nous, ibarreño jusqu'au bout des cornes. Il se trouve que le Santa Coloma dans tout ce qu'il signifie de bravoure et de caste, et celui-là en particulier, s'affiche comme la quintessence du taureau de combat pour les frères Gamazo, qui font désormais de la fameuse caste une constante dans leurs cercados. Il faut donc voir le toro du Raso de portillo souvent noir, castaño, colorado et chorreado comme il fut dit plus haut, sans excès de poids ou d'armure. Le toro classique, en image d'Epinal, tel que se conçoit le Santa Coloma par Ibarra. Un semental de Sancho Dávila (Maribel Ybarra/Torrealta) soutient le précieux Dionisio dans sa quête d'un avenir certain, à travers le second fer de la maison, le "Quiñón". Et, dans une moindre mesure, Ibarra également, mais via Parladé, un macho de Gamero-Cívico apporte tout de même sa pierre à l'édifice de la ganadería renaissante. Pour "civiliser" cette âpre assistance, beaucoup diraient qu'il y avait meilleure compagnie. D'ailleurs, le lointain cousin "Gavira" vous expliquerait l'habileté de sa propre démarche, si vous lui demandiez, mais après tout, ça le regarde... Vous comprenez ainsi qu'on ne recrute pareils combattants que lorsque s'affiche la promesse d'une guerre sans retour contre lanciers et espadas avertis. Ne cherchez donc pas les toros du Raso de Portillo dans des bagarres de rue et autres jolis ballets. Les hautes instances plus à l'est et au sud n'en veulent pas pour l'instant ou s'en méfient. Il y a dans ces plazas, peu accordées avec les exigences des maîtres ganaderos de Boecillo, des noms qu'on ne prononce pas, ravivant d'anciens maux et de vieilles terreurs, sans doute. On n'oserait évoquer le manque de... prestige, peut-être ? Mais Iñigo, le ganadero, et Rafael, le mayoral, savent tout ça et mesurent combien la lutte pour la reconquête de ces bastions bien gardés s'avère longue, âpre et douloureuse !
Plus loin, insolite image, le reflet des deux machos isolés, astillanos et negros de pinta, facon "Raso de Portillo" nouvelle version donc, promis à quelque concours, à la surface d'un étang. Paisibles et sereins, notre intrusion dérange la mise en place de leur future stratégie. Envoûtant. Enfin, cette ultime et néanmoins déconcertante transhumance de mères et de leurs petits, de quelques vieux mâles aussi, chacun témoin dans son pelage d'un héritage hors du commun. Des berrendos en colorado et des alunarados jusqu'aux "immaculés conception" inédits s'offrent encore à nos regards incrédules, au milieu de la joyeuse assemblée cornue, comme pour vous perdre un peu plus dans les prémices de certitudes que vous commenciez à peine à assembler. Ils ont l'air de dire : "Soyez sûrs qu'ici rien ne l'est."
Vous l'avez compris, il y a, au Raso de Portillo, quelque chose d'un autre âge, une sensation dont on n'arrive pas à se débarrasser, un peu de Brocéliande et de Stonehenge à la fois. Vous avez parlé avec les anges et approché les démons dans cet eden diabolique de pins et de marais, la tendre passion des Hommes et la douce caresse de ce lieu unique bercé par le temps qui passe, contrastent avec la rudesse des êtres qui l'occupent et le vent froid de Castille. Entre les guerres d'antan et les batailles de demain, un sang de braves est re-naissant, là, au coeur de la marisma. Sous la même bannière, deux armées s'y préparent, celle du Raso de Portillo faite avec de l'antique "Raso de Portillo/Santa Coloma" et celle du Quiñón, "Raso de Portillo/Santa Coloma avec un apport Torrealta via Sancho Dávila".
Je ne doute pas que bien des secrets sont restés au fond de la clairière du Raso de Portillo : de ce maudit fond rougeâtre, sous l'épais pelage d'hiver des mères, qui venait incontestablement de quelque part plus au nord, au regard éternellement obsédant du veau à deux têtes. San Pedro Regalado, priez pour nous, priez pour eux, que les trompettes sonnent l'apocalypse et que la terre tremble en Parentis !
El Batacazo
>>> Retrouvez les galeries des novillos et des vaches sur Camposyruedos & la fiche de l'élevage sur Terre de toros.
Photographies © Camposyruedos
Un veau à deux têtes né dans l'élevage du Raso de Portillo /// Pelea de novillos au Raso de Portillo /// Un semental du Raso de Portillo.