28 décembre 2011

Les braves


Notre excellent ami Jean Le Gall nous a fait parvenir un texte. À la question « cela correspond-il à votre ligne éditoriale ? », j'ai ri. Puisque c'était bientôt Noël, voilà ce qui aurait pu être une « idée cadeau » à glisser sous le sapin, à côté de Campos y Ruedos 02, bien entendu. Merci Jeannot. 

À l’occasion de ses 75 premières années, le Cercle taurin bayonnais vient de publier le meilleur de ses archives, disons donc ses mémoires. À lire de toute urgence, pour le cas, bien sûr, où les hommes vous intéresseraient autant que les toros.

Été 1946 : on sait depuis Blondin que les trains recommencèrent à rouler. Débarrassé de la guerre et de ses rumeurs pénibles, le ciel retrouve son air paisible. Quatre amis discutent sur une terrasse de café, à Bayonne. On parle de toros ; on en parle tant et si bien que l’un des causeurs a cette idée géniale : « Et si nous formions un cercle taurin ? » Zou ! ils traversent la Nive et s’en vont trouver un cinquième ami, celui qui hébergera dans son Café de la Poste l’imminente association : Alexis Etchegoyen.

Tout aussitôt, ou presque, se tient la première assemblée générale du Cercle taurin bayonnais. On y décide de l’abonnement à Biòu y Toros, on acte de l’organisation d’un banquet et d’une becerrada, quatre gribouillis taurins sont cloués au mur, deux banderilles aussi, plus un frontal de cornu, on lit la lettre de Monsieur Guizard, président des Cercles taurins de France et d’Algérie. Pardi jeunots ! c’est une autre époque. D’ailleurs, l’année d’après, on remet quelques anciens francs à Monsieur le Consul d’Espagne pour qu’un monument soit bientôt élevé à Cordoue à la mémoire de Manolete.

Très vite, l’affaire associative est un succès. Le Cercle et les évènements qu’il organise rassemblent de plus en plus. Sans parler des corridas elles-mêmes, qui connaissent de grands succès populaires après les années de privations. Très vite aussi, les relations se durcissent avec l'« empresa », vous savez, cet incontournable Rastapopoulos des toros. Ici, il s’appelle Marcel Dangou ; il est le propriétaire des arènes et les premières années obligent à une diplomatie difficile. Et puis viennent les scandales : le 15 août 1948, deux toros de Garcigrande sortent du toril… après avoir été piqués ! Ce ne sont pas moins que le mayoral lui-même, un péon de Bienvenida et un homme de confiance d’Ortega qui se sont rendus coupables dudit sabotage. Le CTB réagit à grands coups de gueule et de communiqués. La revue Toros s’en fait l’écho outragé : « Avec de tels procédés, c’en est fini de la Fiesta ! Celle-ci est à base de courage, de virilité, d’émotion : c’est là-dessus qu’il faut broder la science et l’art, et non faire passer ceux-ci avant ceux-là ! Sans ce fondement de tragédie, pas de corrida : du music-hall ou du caf’con, c’est tout. »

Aussi le Cercle va se faire entendre chaque fois qu’il manquera des centimètres aux cornes et de l’honnêteté dans les hommes. Il se trouve parfois un allié inattendu en la personne de Marcel Dangou. Cette anecdote : Dangou poursuit un camion sur une route du Campo Charro. Aparicio au cartel, il craint que les toros ne soient « redimensionnés » au cours du trajet Salamanque - Bayonne. Et en effet, il trouve un camion arrêté en rase campagne ; trop tard, les six toros n’ont plus que des aubergines sur les tempes.

Avec les années 1950 débutent les années sombres. Les toros sont souvent ridicules, les triomphes aussi artificiels que les succès électoraux en Russie. L’affrontement Dominguín versus Ordóñez tient de la supercherie américaine et le Cercle décide de prendre de la distance avec l’organisation. Pour mieux dire leur désapprobation, les socios se présentent un jour à la mairie en tenue de pêche (cannes à truite et paniers en osier sur le dos) expliquant que, tout bien considéré, ils auront mieux à faire à l’heure du paseo.

Les années 1980 sont celles du renouveau sinon de la révolution : le CTB devient l’organisateur des corridas ! C’est le temps des responsabilités, c'est-à-dire des emmerdes et de la gloire. Les bénévoles s’acquittent si bien de leur tâche que les toros ressemblent davantage à des toros et que les arènes se remplissent comme jadis. Charly Forgues, le président, se distingue en tenant tête à Paquirri qui insiste pour que ce taureau trop en pointes ne sorte pas en piste. Paquirri qui, finalement, se dégonflera et présentera un certificat médical (gardons-nous de l’accabler, car qui n’a pas fait de même à la veille d’un examen de mathématiques).

On passe en revue ces années des temps modernes, on revoit tout ce que l’on avait pu prendre avec ses yeux de gosse : les Fraile, Julio Robles, Mendes, les Rocío de la Cámara, l’alternative de Felipe Martins, le festival du cinquantenaire, Joselito, etc., etc.

Parcourant cette histoire moderne de la corrida, on comprend qu’elle ressemble à une danseuse de cabaret avec ses bas interminables et ses hauts éphémères. Elle fonctionne par cycles, la corrida, et c’est à chaque fois le toro qui la sauve. Quand rien ne va plus, quand le public se barre et que les figuras ne sont plus que des ténors gazouillant des variétés, alors les toros, les vrais, reviennent en piste et remettent tout à l’endroit. C’est ainsi que ceux de Victorino et ceux de Miura nous sont venus au quite dans les eighties. De quoi interroger, aujourd’hui, notre pessimisme convaincu : « Mais bon sang, quels toros nous sauveront-ils, une fois de plus ? »

Ces mémoires valent aussi et surtout pour ce qu’elles racontent des hommes qui ont fait le Cercle taurin bayonnais. Certains sont descendus maintes fois dans l’arène, non point pour d’aimables charlotades mais pour toréer avec Chicuelo II ou Domingo Ortega ! Que de personnages, notamment cet Alexis Etchegoyen, champion de pelote, violoniste, brillant avant-centre, possédant une voix de baryton et dont Pelletier disait qu’il était un Raimu en grande forme. Et Arnaud Saez, affichiste de génie, et Loulou Lamarque, qui toréait encore en 1993, « sec et plat » comme un novillero ! Ces types étaient dans la passion de vivre jusqu'au cou. Ces types formaient une minorité agissante et magnifique. Plutôt que de l’embrasser simplement, ils ont roulé des pelles à leur cause préférée et à la vie. Ces types étaient des braves.

Jean Le Gall

>>> Le reste, et notamment le présent du CTB, est à lire dans Bouillons de culture taurine, 1946-2011 que l’on peut d’ores et déjà commander à l’adresse suivante : www.cercletaurin-bayonne.com.