29 octobre 2008

Jorge


J’ai connu Jorge il y a une vingtaine d’années. Il y a décidément pas mal de choses ou de personnes que je connais depuis une vingtaine d’années. Je ne suis pas certain que ce soit bon signe ça. De Jorge, je me souviens parfaitement de nos premiers échanges : Madrid, un mois de février, froid, plaza de Santa Ana. Je descendais avec un ami en direction de la calle Echegaray. Avant de prendre la route pour Valdemorillo il y avait d’abord un détour par La Venencia, pour une media de manzanilla. Ça aussi c’est une curiosité. Il faut faire attention en Castille car en demandant une manzanilla, selon où vous vous trouvez, il se peut que l’on vous serve une infusion. A La Venencia, vous n’avez aucune inquiétude à avoir, aucun risque que l’on vous serve une infusion.
C’est ainsi que j’ai croisé Jorge, pour la première fois, un matin d’hiver, avant une novillada à Valdemorillo. C’était à l’époque de ses colonnes mondaines dans le Diario 16.
Jorge, plus tard Vicente, ensuite Didier, le Nantais abonné à Las Ventas depuis plus d’une vingtaine d’années, vingt-sept nous préciserait Jorge. Pour lui aussi le temps passe. Tous de La Venencia. Todos con Jorge en La Venencia, y con un puñadito de pocos incondicionales...
Il y a déjà quelques temps que l’idée de faire un truc sur Jorge me travaillait, mais sans savoir réellement par où commencer. Avec la complicité de Didier Claisse, nous avons pensé que Vicente Llorca serait le mieux à même, car lui et Jorge sont de vieux amis. Alors voici son texte, traduit par Didier. Je vous indiquerai prochainement comment lire la version originale, en castillan.

Avec Jorge Laverón, on est certain qu'il sait de quel torero, novillero ou becerrista nous parlons.
- Jorge, qui était ce torero de Felanitx ?
- Gabriel Nadal.
- Jorge, j'ai vu un torero de Muro que personne ne connaît.
- Tu as vu Salvadorillo, et tout le monde le connaît.
- Jorge, l'autre jour dans un tentadero, il y avait un gros type de Almendralejo.
- C'était Manolo, et on l'appelle le Curro Romero d'Almendralejo.

Evidemment, comme ça, pas de discussion possible, et le cénacle se retire, boudeur.

Cependant, l'encyclopédisme laveronien a d'autres avantages.
- Jorge, quand a débuté Tomás Pallín ?
- Pendant l'été 1982, avec une corrida de Tulio.
- Il me semblait bien... Et, voyons voir, quand ai-je débuté, moi ?
- Toi, tu n'as pas encore débuté, mets-toi ça dans la tête.
- Je me disais aussi...

Ce que personne ne sait, c'est quand Jorge a vu sa première corrida. Lui dit qu'il était encore en couches, dans une feria de Málaga (ça ne pouvait pas être ailleurs) où son oncle l'emmena voir Rafael Ortega. Les mauvaises langues disent qu'en réalité c'était El Espartero qui était à l'affiche.

Peut-être. A partir de cette date mythologique, que ce soit El Espartero ou celui de San Fernando qui toréait à Málaga, Jorge a tout vu.
- Sûr que vous n'avez pas vu le torero de mon village.
- Et quel est votre village, brave homme ?
- Muñoz, dans le Campo Charro.
- Alors soyez plus précis. Parce que de Muñoz, il y avait Joselito Muñoz, bon torero, qui a toréé une corrida après son alternative à Peñaranda, et Salvador Herrero, qui avait réussi à débuter en novillada piquée. Auquel faites-vous allusion ?
L'homme de Muñoz marmonne quelque chose et s'en va ; sans payer.

Personne ne sait combien de corridas a vu Jorge. Et encore, sans compter les novilladas, becerradas, encierros, rejoneo, les festivals et les capeas, qui étaient nombreuses.
- Jorge, y'a un novillero qui torée demain au Boalo. On dit que c'est un phénomène.
- Allons le voir. Tu as une voiture ?
Et Jorge allait au Boalo.
On ne sait pas si le novillero était un phénomène. Ce qui est sûr, c'est que Jorge l'avait vu.

Et c'est comme ça qu'il a commencé, en ayant déjà vu tout le monde, quand il a débuté sa carrière de critique taurin dans le journal El País, vers 1976. Là il a fait quelques saisons, avec le regretté Joaquín Vidal. Ensuite il est passé au Diario 16. Le Diario fut, en ces années-là, le journal le plus taurin de toute la presse espagnole (après La Gaceta de Salamanca, bien sûr). Là, sous la direction de Barquerito, ils publiaient des pages et des pages d'informations et de vade-mecum taurins. Jorge chroniquait quelques corridas. Mais surtout, il se rendit célèbre par ses deux colonnes favorites : l'une était un bref compte rendu de ce qui s'était passé, où il résumait arbitrairement et catégoriquement la corrida (celle d'un certain jour devint célèbre, intitulée "Qui n'aime pas Curro n'aime pas sa propre mère"). La seconde était la colonne mondaine, où pouvaient apparaître aussi bien le ministre de l'intérieur que le tavernier de La Dolores. Tout ça sur la même page, évidemment. Les gens achetaient le Diario et confiaient : "La première chose que je regarde c'est la colonne de Jorge". Et se mêlaient la terreur et l'espoir d'y apparaître, jamais avoués bien sûr.

A cette époque, Jorge écrivait dans les journaux du groupe Correo, "La Voz de Almería", son préféré, "El Diario de Córdoba", "La Gaceta", etc. Il donnait aussi des conférences. Et à une époque où proliféraient les tertulias taurines après la corrida, Jorge eut la sienne. La plus extravagante, la plus arbitraire et la plus courue qu'on ait jamais vue à la San Isidro.

Cela se passait au Lola, le célèbre bar du quartier de Lavapiés, dont il fallait ouvrir les portes à deux battants pour laisser place au public, fervent et convaincu, qui s'y entassait. Y venaient les toreros amis de Jorge, diestros qui dédaignaient en général toute autre tertulia. Par-là est passé El Inclusero, Antonio Sánchez Puerto, Joselito, Curro Vázquez, quelque Dominguín… Nous n'avons jamais réussi à savoir à quelle heure devait finir la tertulia. Ce qui est sûr, c'est que le bar a fermé au bout de trois mois. Nous ne croyons pas que ce soit lié.

Le Diario 16 aussi a fermé, comme chacun sait. Jorge travailla alors au groupe El Correo, à La Razón, à l'agence EFE, à Toros por la Gran Vía, ou dans des revues spécialisées. Et aussi lors d'une mémorable réapparition dans El País, en 2006, une année ou le journal récupéra enfin la tradition des années 80, où le supplément taurin fut le plus cultivé et divertissant de la presse espagnole. Dirigé cette fois par José Suárez Inclán qui sut réunir dans ses pages les signatures nationales les plus notables de littérature et d'opinion. Pour disparaître l'année suivante, avec la suppression drastique de cette section.

Cependant, si les apparitions de Jorge dans la presse journalistique se faisaient plus rares, il n'en fut pas de même pour ses livres, édités soit à petits tirages chez des éditeurs confidentiels, soit chez de grands groupes à distribution plus populaire. En 1988 il avait publié un opuscule, "La tauromaquia de Antoñete", où, sur un ton lyrique et admiratif, il épanchait sa fascination pour le toreo du maestro de Las Ventas. Fascination répartie à parts égales entre ce toreo classique, pour la crème des aficionados, et sa façon de vivre, également classique (à sa façon), et réservée aussi au petit nombre. Loin d'une découverte tardive de Chenel pendant ses dernières saisons, Jorge évoquait ces années où il toréait deux, une ou aucune corrida, pour "une petite poignée d'inconditionnels".

Ensuite vinrent les livres - manuels de tauromachie. "La historia del toreo", "El toro de lidia", "La lidia", ou le "Diccionario de términos taurinos". Dans ces livres, malgré leur but de divulgation, Laverón ne pouvait s'empêcher d'inclure quelques-unes de ses opinions, personnelles et catégoriques, réservées aux aficionados.

Nous apprîmes ainsi que sa sainte préférée était Santa Coloma (aujourd'hui un peu diminuée). Que El Inclusero avait toréé comme bien peu d'autres. Que José Luís Ramos était le meilleur torero de Salamanque, après El Viti. Que Paco Ceballos avait été un des meilleurs, et des plus éphémères, diestros de Málaga. Ou que le berceau du toreo, comme chacun le reconnu par la suite, était Albacete, qui avait donné à l'histoire le plus grand nombre de diestros, et les meilleurs. Malgré sa situation dans La Mancha. Quelques pages plus avant, Jorge racontait que l'authentique dynastie du toreo classique était celle des Amador – Cortés. Et peu après il nous obligeait à suivre Manolo Amador et Manuel de Paz où qu'ils aillent, ce qui à la vérité, n'entraînait pas de nombreux déplacements.

Et ce livre collectif inclassable que fut "A los toros", préfacé par Joaquín Vidal. On y parlait de cirques romains et de rituels païens, d'élevages disparus et des traditions du campo. Et Jorge y parlait de ses toreros : ceux qui durèrent, une certaine après-midi, le temps d'un quart d'heure de gloire, mais dont lui se souviendra toujours.

D'Eugenio, le coiffeur de la rue Echegaray, il ne se souvenait même pas l'avoir vu (entre autres choses parce que personne ne l'a vu). Mais ça ne l'empêcha pas d'affirmer qu'il toréait plus artistiquement que Curro Romero et Rafael de Paula réunis. Mais avec un peu moins de témérité, pour dire la vérité.

Jorge Laverón est supporter de l'Atlético de Madrid, connaisseur de la bonne littérature, spécialiste d'histoire américaine, lecteur de Ignacio Aldecoa, excellent poète et enthousiaste de la boxe. Et ami de Manuel Alcántara, le meilleur écrivain de Málaga de ces derniers siècles, comme lui.

Ces dernières années, malgré ses chroniques écrites, la meilleure était celle d'après la corrida, arbitraire et précise. L'arbitraire seul mène à l'exactitude, et à l'érudition. Après la course, Jorge était entouré de quelques aficionados voulant connaître son opinion.

- Jorge, Morenito a été super, d'accord ?
- Il a été nul, il continue à donner des mantazos.
- ...
Le lendemain nous lui demandions :
- Comment était Morenito hier ?
- Très bon. Du toreo véridique.
L'un de nous s'offusquait :
- Tu ne disais pas ça hier.
- Ni aujourd'hui. Vous n'y connaissez rien et vous ne pouvez pas comprendre.

Les aficionados se taisent. L'après-midi les questions reprennent.
- Jorge, de qui étaient les dernières corridas de Sánchez Bejarano à Madrid ?
- De Luciano Cobaleda et Charco Blanco. Comme les premières.
- C'était un torero classique, non ?
- Classique et excellent. Il a coupé dix oreilles à Las Ventas.
- Avec ce bétail.
- Avec. Charco Blanco, c'est ce qui appartenait à Enriqueta de la Cova.
- Pour prendre son pied.
- Pour triompher, oui.

C'est ainsi que les choses se passent. C'est ainsi que nous continuons à apprendre.

Jorge se promène sur la place Santa Ana.
- Jorge, il y a une novillada demain à Villa del Prado.
- Qui torée ?
- Un type dont on m'a dit beaucoup de bien. De Sotillo.
- Et bien, allons-y.
Et nous partons à Villa del Prado.

Quelqu'un lui a proposé d'écrire sur ses toreros, ceux du quart d'heure de gloire. Il y travaille. Le livre sortira un jour. En attendant, Jorge aime les bons toreros, évidemment. El Juli est une vedette, Fundi aussi. Joselito fut la vedette, deux ou trois saisons. Rincón quelques autres. D'abord Caminista, il confesse désormais préférer toujours plus El Viti.

En son temps il fut de l'andanada del 8. Ils allaient y siffler El Cordobés et encenser Antonio Bienvenida. Ce monde aujourd'hui a bien disparu.
- Qui appréciiez-vous à l'époque, Jorge ?
- Le plus classique, c'était Rafael Ortega. Mais moi, j'ai toujours été partisan d'Antoñete.
- Et le reste du public ?
- Pour les autres, d'abord Bienvenida. Ensuite personne. Ensuite El Viti... Mais je crois qu'au fond, celui qui leur a toujours plu c'est Curro Romero. Le truc c'est qu'ils n'osaient pas le dire.
- Ouais.
- Et Curro Vázquez. C'est celui-là qui a le mieux toréé.
- D'accord.

Une après-midi de San Isidro quelqu'un proposa d'aller à un festival à El Barraco. Le programme de Madrid était celui de toujours. Nous sommes allé à El Barraco, du coté du col de Somosierra.
Ce jour là il neigea sur la sierra. Dans les arènes, entre vent et grésil, toréaient les frères Mora et les cousins Cancela. Un festival d'Albaserrada, quand même. Il n'y avait que nous dans cette tarde hivernale. Ils nous brindèrent tous les taureaux.
- Vous êtes drôlement connus par les toreros, non ? - demanda une amie qui nous accompagnait.
- Ce n'est pas qu'ils nous connaissent, petite. C'est qu'il n'y avait personne d'autre, répondit Jorge entre deux frissons.

Ainsi passent les saisons. Il neigea à El Barraco et les arènes étaient vides. A Madrid, il ne se passa rien.

Et toujours, Jorge se promène. De la place Santa Ana à la place des Cortés. Pour le poète et ganadero Fernando Villalón le monde se divise en deux : Cadix et Séville. De même ici, le monde se répartit en deux : rue Echegaray par en haut et rue Echegaray par en bas. Le reste est silence. Traverser la Carrera de San Jerónimo est une aventure, traverser la Gran Vía, impensable.

- Comment vois-tu la temporada, Jorge ?
- Bien. Il y a un novillero français, Tomasito, qui va casser la baraque.
- Si c'est toi qui le dit.

Nous continuons notre promenade. Dimanche il y a une novillada à Las Ventas. Deux gars de La Mancha et un colombien qui promet.
- "Que peuvent bien faire les anglais le dimanche après-midi ?...", se demande Jorge au beau milieu de la place.

- "Que peuvent -ils bien faire ?", nous demandons-nous, songeurs.

Vicente Llorca, ganadero