16 juillet 2006

Les yeux d'un gosse... San Fermín 2006 (II)


C...,
Je te tenais la main au milieu de cette foule calme qui attend les toros. Nous déambulions lentement dans les allées toutes vertes qui courent à la plaza de toros de Dax. J’étais minot, bien habillé par maman ; tu lui avais dit qu’il fallait toujours être bien sapé pour une corrida. Nous devions penser aux mêmes choses, j’en suis certain, et elles se résumaient en quatre lettres : toro.
Devant les arènes, il y avait des étalages de bouquins, de revues, d’affiches. Je rêvais devant ces papelards qui donnaient à ma passion naissante une force dans l’attente de te tenir la main les jours de corrida. Tu t’arrêtais bien devant et tu cherchais, tu fouillais. Tu savais ce que tu voulais. Je savais ce que tu voulais. Nous voulions la même chose. Du toro ! Des toros en couverture, des toros en photos à l’intérieur, des toros au campo. Du toro ! Une photo, ça disait ce que cela voulait dire. On savait ce qu’on achetait. Balcón taurino existait encore,
Aplausos déjà. C’était notre préférée, Aplausos, avec sa cabeza en haut à droite et ses clichés de toros dans le violet du printemps andalou et... Miura. A Aplausos, c’étaient des inconditionnels des toros de Zahariche. Les premiers que j’ai vus, c’était là, dans Aplausos. Tu me montrais comment ils étaient faits, m’expliquais que leur morrillo il était foutu comme ça, pas comme chez les autres et que la papada, ben il n’y en avait pas. J’étais à la messe, je les avais dans les yeux les miuras.
Après, on devient grand et on perd ses yeux de gosse. On ne tient plus la main de personne quand on va aux toros et on s’abonne à Toros, plus la peine d’acheter à l’étal.
Le 9 juillet 2006, à 18h30, je suis redevenu ce môme. J’ai vu six couvertures d’Aplausos fendre le vacarme. Six miuras, de ceux dont tu me parlais dans la voiture, en rentrant, même Camarón je l’entendais pas. Habituellement, les miuras de Pamplona c’est du costaud. Y’a du poids et des cornes. Cette année, il y avait ce petit plus infiniment difficile à dire, de l’ordre du pur ressenti qui vous met le système pileux droit comme la relève de la garde à Buckingham. L’Eduardo, il a dû se faire refriser la moustache l’an dernier. La présentation était plus qu’anodine voire même indigne avec la sardine sortie en sixième. Les bonnes sœurs de la miséricorde c’est pas commode quand ça se fâche, j’imagine.
C..., tu connais Pamplona. Le Bruit et la fureur mais pas façon Faulkner. A 18h30, ils ont levé leurs mains vers Dieu ou San Fermín, à droite, au soleil, ils ont gueulé le Te Deum.
Ils avaient déplié une grande banderole, façon revendication politique à la mode basque et Yolanda a eu droit, comme tous les jours, à ses « hija de puta » face auxquels elle fait montre d’un sang-froid et d’un calme tout « tomasistes ».

Sur l’écran digital en face de moi, l’annonce de la première couverture défilait en rouge : "Papalino, n° 64, cárdeño, 650 kg...". La porte du toril s’est ouverte et une cathédrale grise s’est érigée en deux secondes sur le sable de ses ancêtres. La « abuela », à ma droite, a poussé un « ouh ! » d’admiration, y’avait rien d’autre à dire. 'Papalino' a montré certains signes de faiblesse, surtout au moment des varas qu’il prit comme un manso, ni plus ni moins. J’ai craint que l’histoire récente ne se répète ; ces lots de grands mous que nous infligent les brothers depuis quelques années.
Non, 'Papalino' s’est repris et a fait suer le grand Fundi. Un combat, comme autrefois les miuras, tête à mi-hauteur ou droit vers les andanadas, des arrêts subversifs et des vueltas de chat à qui on aurait écrasé la papatte. 'Papalino' est mort en Miura, longuement, agonisant après l'échec du Fundi à l'épée.

Couverture n° 2 : "Trianero, n° 45, chorreado en verdugo, 695 kg...". Que dire ? Train, locomotive, truck américain, paquebot... Une estampe miureña, gigantesque mais ne paraissant pas son poids. Classique. Un tío noir aux cornes astifinas, c'est pas ce qu'il y a de plus encourageant chez Miura. Padilla, casaque rose et cravate rouge, la bombe façon Mickey surdopé, un vrai gâteau d'anniversaire pour gamin de cinq ans. Il a mal à la main et la tronche fendue d'un grand sourire au paseo.
Tu le sais C..., au second toro à Pamplona déboulent les cantiques. El Rey de José Alfredo Jiménez puis la Chica Yeye pendant les piques. Padilla connaît par coeur et pourrait bien aller faire le guignol avec les peñas s'il le voulait. Cette année, pourtant, lui qui vient de Jerez, devait plutôt entendre un autre cantique sous son immense palmito. Dans l'église jaune oeuf de Triana (Séville), la confrérie du même nom intronise chaque année les nouveaux membres qui feront le pélerinage du "Rocío". Une lumière blanche soutient les voies gutturales qui se demandent : "Porque Triana, Triana...". Et oui, Juan José, tout valeureux qu'il est, devait se demander "pourquoi 'Trianero', 'Trianero'...". 'Trianero' fut dangereux, difficile et certainement burriciego. Jamais centré, le "cyclón" fut trimballé d'un côté du ruedo à l'autre par un ouragan. La mise à mort fut catastrophique et longue, si longue. Mme la Présidente ne devait pas savoir qu'il existe des avis qui scandent le spectacle. Enorme bronca donc et applaudissements au bicho par vengeance et pour mettre en exergue sa résistance pathétique et douloureuse.

'Lagartijo', troisième couverture de mon enfance. "Lagartijo, n° 44, cárdeño oscuro, 655 kg...". Quand on a déjà vu Vilches, on se demande ce qu'il faisait là. Son fin toreo ne pouvait que difficilement s'accorder aux charges de springboks des miuras. 'Lagartijo' ne dérogea pas à la règle même si beaucoup d'espoirs reposaient sur son morrillo étant le frère de ce 'Lagartijo' qui obtint le prix Carriquirri ici-même en 2003. Rien n'alla pour l'esthète même s'il fit bonne figure et tenta de réduire le faux frère.

Quatrième couverture : "Trabuco, n° 53, negro bragado, 670 kg...". Il a traversé la piste comme si le toril était en feu. Une grande chose si fragile a dû se dire mon "abuela " de voisine. Tu parles de la grande chose fragile. Fundi a compris rapidement même si 'Trabuco' fut le premier à montrer de la fixité à la pique et à témoigner d'une certaine gentillesse à droite. Cela se révéla d'ailleurs durant la faena. Le maestro de Fuenlabrada s'arrima comme à 18 ans et réussit à tirer trois ou quatre séries à droite, se servant de la caste brusque du miureño et restant dans le même terrain. On entendit même des olés venus des quatre points cardinaux, exploit pour un quatrième toro, celui de l'almuerzo. Du dominio, du bon Fundi ! Même pas une vuelta al ruedo pour dire merci à ça. Pamplona ne sait pas toujours être digne quand elle digère.

5ème couverture : "Caprichoso, n° 43, castaño bragado corrido calcetero, 585 kg...". A peu près l'océan Atlantique entre les deux pitones et de toutes petites chaussettes blanches derrière. C'est pourtant le moins Miura de tous, il semble plus bas, moins musculeux, moins Cabrera pour tout dire. Notre gâteau d'anniversaire l'entame par chicuelinas, ce qui est stupide à ce moment-là. 'Caprichoso' est fixe aux piques mais la tête n'est pas réglée pour autant. Ce n'est pas grave, dans un quite, "Palidia" lui sert deux faroles qui lui envoient l'Atlantique dans le ciel légèrement voilé, la charge n'est pas conduite, encore moins dominée. Aux palos, le miura montre une franche et belle alegría qui s'affirme en début de faena au cours de laquelle Padilla étouffe le bicho au lieu de lui laisser l'aisance de courir comme il ne cesse de le dévoiler. Patatras, le résultat est rapide et le toro s'avise baissant de régime. Un gâchis, peut-être plus grave encore que le fiasco de la mise à mort du premier. Cet animal méritait mieux et nul ne doute que sa tête aussi coûtera cher un jour.

C..., le 3 juillet je déambulais dans les Corrales del Gas, à côté du río Arga, dans un no man's land qui cachait des merveilles encornées. Le 3 juillet, je suis resté une heure à ne regarder que lui, 'Solano', le n° 48, de 660 kg. Tu m'en avais montré des miuras dans Aplausos, j'en ai vu un paquetazo ici à Pamplona et des beaux. Putain, C..., celui-là c'est le définitif même s'il ne faut jamais écrire ou dire ce genre de conneries.
Il est sorti comme on rêve que sortent les miuras. Il a senti le soleil qui bouillait, il a entendu le bruit le long de son échine et il s'est retourné. Debout, oui debout ! La tête en haut du burladero, les quatre pattes vissées à la terre qui craignait de s'ouvrir et la tremblote caractéristique de la fureur apportée de cette terre à lézards qu'est Zahariche. "Señor ! Señor !" La "abuela" n'a rien dit, pas un souffle, pas un son. On ne sait jamais, il aurait pu nous entendre. Elle m'a seulement effleuré le bras et ses yeux ont tout dit. Des yeux de gosse, comme les miens. Il a été Miura, dur, âpre, avec ces demi-charges et la tête qui vole. Je n'ai pas vu Vilches, je n'ai pas entendu le Paquito Chocolatero final, je ne pensais même pas à Zizou qui bouffait des macaronis.

Claude Pelletier a écrit un jour au sujet d'un autre miura, celui-là lidié à Dax en 1985, qu'il était "suffocant de présence tragique". C'est ça. Exactement ça.

C..., j'ai passé vingt minutes avec ta main dans la mienne, face aux arènes de Dax ou d'ailleurs, je savais que tu étais là. Tu aurais adoré 'Solano', ce miura définitif.

Feliz cumpleaños C..., puisses-tu en voir encore longtemps des couvertures d'Aplausos comme celles-là.