Fallait-il absolument y être ? Ce n’était pas du masochisme, juste un instant d’ethnologie et puis, comme San Tomás, difficile de croire ce que l’on ne voit pas. Alors, j’ai vu. J’ai vu le Divin et ses disciples, j’ai touché aux mystères. J’ai vu l’ascension jusqu’aux limbes. J’ai vu la foule subjuguée, envoûtée. J’ai croisé de nombreux Nîmois frustrés, en manque de béatification, venus pour le voir, prêts pour l’extase. En partant, plus tard, j’en ai vu d’autres, des durs à cuire, des mécréants de longue date, convertis.
Je L’ai vu.
C’était dimanche, ils ont communié. La messe était dite.
Barcelone ne se déplace que pour lui. La veille, El Juli, maître de cérémonie, moins en odeur de sainteté, avait donné un récital devant une demi-arène. Aujourd’hui… Il est là ! Ils sont là !La tauromachie, c'est Lui, sa profondeur, son calme, sa verticalité, sa majesté.
La dernière course d’Esplá, trente ans d’alternative, de stigmates et de combats, qui s’en soucie ? Rien, pas un regard. Manzanares remplacé, malade, pris de convulsions. Quelle importance ! Pour la doublure, Serafín Marín, l’oreille du régional de l’étape. Tous invisibles, effacés, oubliés. Expédiés, sans un salut, les faiseurs d’ombres, les voleurs d’icônes, les empêcheurs de vénérer en rond.
C’est au cinquième toro que tout a basculé. Ricardo a réagi le premier. « Ils vont demander l’indulto. » Sortant de ma torpeur, j’ai simplement répondu « Oui », comme une évidente fatalité. Nous étions sur le point d’y croire. C’est là qu’on a entendu la petite voix, minuscule, au milieu de cette faena qui devenait grande. On percevait les OOOOOLLLE, les cris et le début des transes. Deux ou trois séries encore, superbes, irréelles, venues d’ailleurs, d’un autre monde.
« ¡No lo mates! » Le demi-dieu Tomás avait capté. Un demi-dieu n’est pas la moitié d’un con, il a senti venir le coup. La voix est devenue suppliante, puis insistante, soudain puissante : « ¡No lo mates por favor! ... ¡No lo mates! » De plus en plus puissante, envahissante. La mayonnaise mystique était en train de monter.
Il a pris une interminable respiration, s’est écarté, est revenu, a cligné un cil, furtivement et tout s’est ralenti. Encore plus lent. Il a pris tout son temps pour avancer, mesurer, se placer, tendre le bras, toquer, pour réengager obstinément. Les gradins ont vibré, se sont cabrés, puis se sont soulevés. Un déchaînement de ferveur, un séisme.
Le soir était tombé, ils n'avaient d'yeux que pour Lui. La lumière tamisée frémissait à chaque passe. Chaque geste devenait merveilleux, extraordinaire, d’une infinie grandeur. La perfection sans âme des œuvres colossales, hiératiques et désincarnées. Un arrêt dans le temps.
Mais qui a vu le toro ? Qui l’a regardé seulement ? Qui a remarqué qu’il ne saignait même pas après deux « piques » ? Qui l’a vu boitiller à sa sortie ? Qui l’a vu trébucher souvent ? Qui a regardé ses cornes ? Qui l’a vu désarmer l’idole en fin de faena ? Les « enganchones », qui les a vus ? Qui ?
L’animal venait dans la muleta, il bouffait de la toile. Il venait et revenait, langue tirée. Non, pas pendante ! Laborieuse, appliquée. Dès qu'il le pouvait, il reprenait son souffle et repartait mufle au sol sans rechigner malgré des forces limitées. Un métronome. 'Idílico', c'est son nom, tout est dit. Comment lutter ?
Ils étaient tous identiques, ces toros, tous idylliques. Seul un démiurge pouvait les toréer ainsi. Des quites cintrés, millimétrés. Des séries à droite, à gauche, liées, cadencées, enroulées, des changements de mains, des trincheritas rêvées, de la dentelle. Certes, mais devant quoi ? Un ersatz de toro. Des passes absolues et vaines, sans le moindre danger, sans intérêt. « ¡Indulto! ¡Indulto! » Hystérie, délire, folie.
En trois passes on est au toril, la porte s’ouvre, l’animal entre, sagement. De la caste ? Un agneau.
Dimanche, Barcelone célébrait son culte dans la démesure, pour sa plus grande gloire et celle de son idole. Une superproduction hollywoodienne. Des milliers de figurants, des effets spéciaux ultrasophistiqués, un décor féérique, une star mythique, un combat de géant et un monstre gracié… en carton pâte, un faire-valoir de série B.
Messieurs les idolâtres, quand il n’y aura plus de Toros, avec quoi bâtirez-vous vos légendes ? Du sable ?
C’était le dernier jour de l’été, le ciel était doux, la foule transportée et heureuse, ivre de joie. Je me suis retourné et j’ai regardé partir Luis Francisco Esplá… vers l’automne. Adíos maestro.
* En cliquant sur l’affiche, vous pouvez l’agrandir et constater que tout était déjà écrit, seule la couleur du costume tient du hasard.