27 septembre 2008

In memoriam


A 81 printemps révolu, Pierre Molas s’en est parti vers le campo éternel.
Sur un site taurin de categoría, il paraît digne, juste et profitable d’accompagner, cette triste nouvelle de quelques mots.
De ces mots qui justifient notre condition d’humains qui ne sauraient voir disparaître un des leurs sans en ressentir quelque émotion et sans donner un sens à ses oeuvres. D’autant que l’intéressé a fortement contribué à modeler le panorama tauromachique français actuel
Pierre Molas assuma, de 1977 à 1995, la présidence de la commission taurine de Dax, après avoir été l’un des fondateurs de la Peña Taurine Dacquoise.
Peut-être est-il nécessaire de se replacer dans l’esprit de l’époque.
Jusqu’en 1975, l’Espagne est murée dans le franquisme. Les contacts avec le monde taurin d’outre-Pyrénées n’ont rien d’évident : le mundillo reste désespérément fermé. Il faut être introduit pour rentrer en relation avec ses protagonistes. Il eût été alors impensable d’envisager de se présenter à la porte d’une ganadería en tant qu’aficionado « indépendant ».
Pour approfondir sa passion, pour parvenir à l’Eden du campo, il fallait impérativement un truchement. Le sésame, le passeport indispensable jusqu’au début des années 80, c’est avant tout l’appartenance à une peña taurine et le soutien d’un mentor qui veuille bien vous recommander. On n'intégrait pas comme l’on voulait une peña. Les femmes en étaient a priori exclues. Il fallait être parrainé, et susciter en outre la sympathie et l’adhésion de la majorité des socios, voire de leur totalité, et l’on sait combien la sélection peut être intransigeante quand elle est confiée aux médiocres. Il en demeure toujours quelque chose, et beaucoup se glorifient autant de leur appartenance à la Peña Trucmuche, que s’ils avaient reçu la boutonnière rouge. On a les rêves et les ambitions qu’on peut !
A partir du milieu des années 70, les peñas se sont multipliées. A Dax, en 1975, il n’existait que la Peña Taurine. Cinq ans plus tard, elles étaient demi-douzaine.
Toutes les peñas dacquoises volent nolent sont héritières de la Peña Taurine. Toute une génération d’aficionados, la plus ardente et féconde sans doute, est fille de la Peña Taurine, où elle a fait ses armes et appris ses fondamentaux lors des conférences ou accoudée aux tonneaux du chai Moras au Sablar. Ce lieu mythique (et à l’époque unique en France) qui a le premier adopté – et pour cause vu sa fonction – la dénomination de bodega, complètement banalisée de nos jours.
A la sortie des corridas, s’y succédaient et s’y affrontaient sur les barriques, lors de tertulias épiques, les Pelletier, Dumont, Clarac, ou déjà le jeune Darrieumerlou. Le public pouvait à loisir interpeller, questionner, protester.
En cours de soirée, dans l’incandescence éthylique d’une ambiance surchauffée à la vinométrie surélevée (hygrométrie est impropre…), on osait affronter les tribuns tertulieurs, et batailler des heures durant avec un Claude Pelletier, en hurlant pour se faire entendre, sur les mérites ou les disgrâces comparées d’un Paquirri et d’un Viti, sur les acceptions de la caste, sur les origines d’un sang, sur la vérité d’une véronique.
On entrait blanc-pampelonais, on sortait rose-clarete ! (L'affreux Ricard n’était pas encore de mise.) On profitait d’une promiscuité complice pour tâter une croupe, et l’on se délectait de la baffe que le voisin encaissait sans comprendre ! On y croisait des babas en transit de Katmandou, des poètes tragiques et ténébreux, des garces voluptueuses et irrésistibles (souvent les détentrices des croupes...), des pécheurs en ciré, un cosaque sans monture, une ballerine-saxophoniste en tutu, rangers et gants de boxe, et même, une fois, une cordée alpine qui entreprenait la face nord d’un empilage de futs vénérables.
Dans le fond, sur l’estrade, se succédaient l’orchestre de la 6ème flotte US, les fanfares d’Archi, les bandas et le « Peter bémol Jazz » qui entamait des bœufs anthologiques avec « Belisse » Bonnefond, Daniel Guchan, « Babe » Molas, et son frère… Pierrot au piano. Toute une époque… genre tontons flingueurs : « Y’en a ! »
Initiateur, avec sa bande de copains, du premier jazz-band (en 1941), de la première banda, de la première peña, de la première bodega dacquoise, Pierre Molas a su également faire passer la tauromachie à Dax (et dans le Sud-Ouest) d’un stade artisanal à une réputation nationale.
Des 3, 4 corridas annuelles, on est passé à plus d’une dizaine de spectacles en tous genres. Pierrot a su transformer une audience locale en une renommée transfontalière. Que cela plaise ou non, le fait demeure que Dax a joui dès lors d’une réputation de premier plan dans le monde taurin professionnel, à l’égal de Nîmes, juste un cran en-dessous des 4 ou 5 plazas « majeures » d’Espagne. C’est à celui que les professionnels ibériques appelaient respectueusement Don Pedro qu’elle le doit !
Son sens de l’amitié et de la convivialité ont amplement conditionné l’émergence d’un nouveau type de rapports entre empresa et torero. Auparavant, en France tout au moins, la relation était quasi uniquement commerciale et distante et s’opérait par l’entremise exclusive de l’apoderado. Reprenant les entreprises d’un Marcel Dangou, Pierrot Molas a su nouer des liens intimes et familiers. Ces amitiés réelles et sincères avec Paquirri, Ruiz Miguel, Ortega Cano ont produit des résultats positifs, en ce qu’elles ont autorisé Pierre Molas à toujours demander plus, à obtenir des dépassements, à réaliser des combinaisons qui ont souvent enchanté les aficionados, même si elles se monnayaient trop souvent par la répétition fastidieuse de certaines têtes durant la temporada.
La voie ouverte par Pierrot était intéressante : confronter des figuras avec des toros plus respectables que ce qu’ils avaient coutume de toréer. Certes il a façonné cette « Dax touch », ce goût dacquois qui réjouit tant de monde et en irrite presque autant, mais contrairement aux dérives ultérieures, il ne s’est pas contenté de confectionner de faciles carteles de luxe, il s’est essayé et a parfois réussi à les rendre originaux et attrayants.
On est actuellement accoutumé aux mano a mano, aux 1 contre 6. Compulsons les carteles des années 1980 et nous constaterons que ce type de formule a été impulsé et régulièrement utilisé par Dax, quand nulle autre plaza ne les proposait. Il fallait quand même oser faire affiche, hors d’Andalousie, du trio à risque Curro Romero, Rafael de Paula, Manzanares. Un grand coup, un succès absolu : la plus belle bronca du demi-siècle.
Il faudrait toutefois nuancer : cette évolution, ces choix ne se sont pas opérés d’eux-mêmes, la pression croissante de l’Afición l’y contraint bien souvent.
En Espagne comme en France, l’Afición se lassait de plus en plus des « sardinades » outrageusement aféitées des années 1970 qu’on lui servait régulièrement. Il a fallu quelques broncas épiques, des protestations de masse pour faire changer des toros sans trapío et sans cornes. Pierre Molas, « Dieu », comme nous l’appelions malicieusement entre nous, n’a pas toujours apprécié, ses apôtres non plus… La vie des « insurgents » fut loin d’être un long fleuve tranquille.
Pour autant, bon gré mal gré, c’est sous son gouvernement que les traditions immobiles ont entrepris de se mouvoir. En même temps que les toros se « trapisaient », que les pitones se « réastifinaient » (ou qu’on aféitait avec plus de talent !), la commission taurine a commencé d’intégrer en son sein quelques représentants des peñas (arbitrairement désignées tout de même !), les présidences se rajeunissaient, le dialogue se nouait, les élevages se diversifiaient.
Nous nous frottâmes moult fois, nous engueulâmes à foison, avec la courtoisie qui sied à l'ancien qui, malgré tout sait, et au jeune homme qui, en dépit de tout croit savoir. Il n’en demeure pas moins que dans son genre, et dans son style, Don Pedro eut du génie, de même qu’il témoignât toujours d’une afición indiscutable.
Dans le sillage des grands vaisseaux volètent toujours quelques goélands opportunistes. Puissent-ils reconnaître, ces ternes et tristes volatiles, que la route qu’ils empruntent, d’autres en ont tracé le cap, avec de tout autres ambitions et un tout autre talent.
Bon vent Don Pedro ! Et qu’aux cotés de Francisco Rivera Paquirri, ton ami, tu partages pour l’éternité la brise de la marisma et le bouquet d’une fraîche manzanilla.
Xavier Klein