« ÁNGEL NIEVES GARCÍA » ou comment mettre tous ses œufs dans le même panier, à Mayalde (avril 2008).
« Tu vas voir... ». Depuis notre départ, les collègues me répétaient régulièrement ces trois mots qui prenaient tout leur temps. Ce que j’étais censé voir au terme de notre périple dans le Campo Charro, j’ai tenté pendant trois jours de me l’imaginer. Mais qu’allais-je voir de si... de si quoi au juste ?
C’est devant leurs prunelles ébahies que je sortis ma « Michelin », eux qui partent au campo comme ça, la fleur au fusil, sans carte(s). Soyons clairs, l’un ne s’en souciait guère, l’autre en possédait une qui ressemblait furieusement à celles de l’époque de la découverte des Amériques par Christophe Colomb — avec de drôles de hiéroglyphes rajoutés au crayon. Sur ma « Michelin » donc, on y trouve Cabeza de Diego Gómez, Tenebrón ou Narros de Matalayegua et on peut parfois y apercevoir des toros. Ils me montrèrent un point — ce n’était pas un toro — à côté duquel je lus « Mayalde ». « C’est là... » laissa échapper un des aventuriers, et moi, je ne savais plus trop si je voulais y aller, à Mayalde.
Situé entre Salamanque et Zamora, entre El Cubo de Tierra del Vino et Peñausende, entre le A et le S de Castilla, entre Río Tormes et Duero, je fis opportunément remarquer à mes compagnons que pousser jusque là-bas, jusqu’au point, jusqu’au milieu de rien, ça rallongeait bougrement le trajet, qu’il ne nous fallait pas trop traîner, que ma femme pouvait accoucher d’un moment à l’autre, que... « Il faut que tu voies ça ! » me lancèrent-ils de concert, histoire de couper court à toute velléité de fuite. Crachin et brume matinale persistante, forêt de grues pour projets immobiliers pharaoniques — la brique, une affaire qui marche —, centres commerciaux et stade de foot, nous contournions Salamanque par le nord — cela dit, j’aurais juré que l’on évitait Bilbao, Milano ou Glasgow. En cette mi-avril, la N 630 qui tire tout droit au nord pour mourir dans les Asturies se révéla piégeuse — attention travaux — et mortifère — paysages désolés de part et d’autre. Ouais, comme on a bien fait de filer à Mayalde ; une fois rentré c’est décidé, je prépare les cartons, je boucle les valises et j’embarque mon p’tit monde, direction : « Vous êtes prêts les enfants ? — Mayaldééé ! — Tu vas voir, chérie... ».
Des fenêtres sans volets, des rues sans passants, des murs sans crépi, une église sans croix — non, non, l’église porte bien sa croix car pour vivre là il faut avoir la foi —, des toits sans tuiles, une fontaine sans eau : bienvenue à Mayalde, un pueblo sans âme de moyenne montagne plongé dans la grisaille où, dans le plus pur style local, Ángel Nieves García a choisi d’y bâtir casa et ganadería. Il serait hasardeux de prétendre vouloir traduire ici avec justesse ce qui l’a amené, au cours de la temporada 2003/2004 — autant dire hier dans le temps ganadero —, à poser la première pierre de ce fol projet, à réaliser une partie de son rêve1 en jetant son dévolu sur tout ce que la cabaña brava compte, via San Martín2, de Santa Coloma — Buendía, Graciliano, Coquilla, Saltillo, Vega-Villar ! Cette propension au « tout ou rien », c’est tout Ángel, ça ; cet enfant à qui la maman vient de donner son argent de poche de la semaine, et qui le liquide en bonbons le lendemain lundi sur le coup de onze heures et demie ; cet homme qui, pas mécontent que la fermière lui ait généreusement offert une douzaine d’œufs, décide en rentrant de les casser tous pour faire une omelette du feu de Dieu. De sa douzaine et pour sa maison, Ángel ne conserva que le blanc du dernier. Tandis que je refermais la portière d’une main, l’autre se tendit vers celle d’Ángel qui me saisit le bras — parce qu’il est des hommes à qui vous tendez la main et qui vous prennent le bras.
Autant la veille chez Paloma et « Rafa » de Terrones — un genre différent — nous dénotions quelque peu, toutefois sans complexes, l’un avec ses baskets crotteuses, l’autre avec son pull élimé et moi avec mon pantalon sur lequel le molosse de José Ignacio avait copieusement bavé lors de l’étape précédente — sans le quite de « Rafa », le monstrueux mâtin s’en serait allé avec une de mes jambes —, autant chez Ángel, les barbes plus longues d’un millimètre en sus, nous passions pour d’aimables premiers communiants. Chaussures de sécurité fatiguées, combinaison de mécano d’un bleu immaculé et bonnet de marin couvrant le cheveu cárdeno — évidemment —, Ángel nous accueillit comme des rois du pétrole. Disons-le sans manières : à l’exception de la chaleur humaine et de la gentillesse distillées à haute et sincère dose par Ángel, sa femme et son fils, tout nous parut ici relativement déglingué, ni fait ni à faire voire franchement bordélique.
Revoir la tête du collègue cartographe « savourant » le fromage maison les fesses fragilement posées sur une chaise à rempailler sous les yeux d’une nymphe à demi nue armée d’une tronçonneuse Stihl illustrant le mois d’avril du calendrier fixé à même la couche d’isolant ; me remémorer celle du photographe « sirotant » son jus noir tout en scrutant les chaussettes séchant derrière la fenêtre et la pendule en formica installée sur une télé ayant connu Smith et Carlos brandissant leurs poingts gantés sur le podium du 200 mètres des JO de Mexico ; repenser à Ángel faisant griller du pain dans la cheminée avec une pince en fer forgé puis le recouvrant d’huile d’olive pendant qu’il priait épouse et fiston d’apporter au plus vite tout un tas de victuailles que nous serions bien en peine d’ingurgiter ; ces instants de vie, j’entends les conserver tous précieusement et avec affection dans un coin de ma mémoire ― je pourrai dire ainsi le privilège que j’eus de partager un petit-déjeuner gargantuesque sous la yourte d’une famille d’éleveurs de yacks des hauts plateaux mongols !
D’après les amis, outre le visage plus lisse du fils et la faconde plus sage du père, pas grand-chose n’avait changé depuis l’année dernière. Ángel avait promis le carrelage et le plafond mais le carrelage et le plafond attendraient. Il avait assuré à sa femme qu’il y aurait l’électricité partout... une fois le toit terminé — il était particulièrement satisfait de la pièce où sèchent les chorizos. Nous saluâmes une dernière fois Madame — un sourire au moins aussi étendu que la Cordillère des Andes découpait son doux et rond visage d’indienne d’où pointait la gêne — puis nous prîmes place dans deux engins brinquebalants à quatre roues motrices qu’Ángel et son fils engagèrent sur une piste jaunâtre semblable à un courant alluvionnaire dans l’estuaire d’un de ces grands fleuves. Nous étions au printemps et pourtant c’était l’hiver : ciel gris, sol durci, odeurs enfouies, extrémités engourdies ― j’ai frissonné en entendant les chants caverneux qui préfigurent les batailles monter des bois vers lesquels nous nous dirigions, et je compris alors que je n’avais encore rien vu...
Trois virages et deux portails plus tard, j’ai vu deux novillos en charger un troisième sur des dizaines de mètres jusqu’au bas de la butte. J’ai vu Ángel descendre de voiture au milieu du cercado comme si de rien n’était — nous nous sommes dit qu’un jour il y resterait. J’ai vu le superbe semental au regard de psychopathe — « un hijo de puta » dixit notre poète ganadero — et le novillo « battu » le corps lézardé de profondes balafres. J’ai vu trois vaches, ces vilaines, se crêper le chignon, des becerros tenant à peine sur leurs pattes se battre en duel et des toros fouiller la terre de leurs cornes pour se soulager. J’ai vu un Méxicain. J’ai vu, à contre-jour, des monolithes de chair et d’os monter la garde là-haut sur la colline, des toros à l’air renfrogné reculer discrètement, nous tourner le dos ensuite, s’éloigner enfin de leur démarche puissante et chaloupée dès que l’on s’approchait d’un peu trop près. J’ai vu sortir du bois, au ralenti, des bêtes faites et re-faites qui, par leur seule présence, leur seule prestance, auguraient des combats âpres et valeureux — Ángel était fier comme un pape et il y avait de quoi. J’ai vu sa fascination pour le Paco Camino de Madrid dans ses improbables naturelles esquissées juste avant notre départ. J’ai vu sa détermination, sa joie toute mélancolique. J'ai bien vu qu’il comptait secrètement sur mes compagnons de route pour l’arracher de l’anonymat, et forcer le destin, et agrandir le cercle des « contacts », et augmenter ses chances de voir un jour prochain ce si beau bétail fouler les ruedos de France.
Entre ciel et terre dans la province de Zamora, à Mayalde et à ma grande joie, j’ai de mes propres yeux vu du Santa Coloma comme je n’en avais encore jamais vu. Merci pour tout Ángel, merci les gars !
1 La fiche de l’élevage sur Terre de toros où l’on peut lire qu’Ángel Nieves carresse deux rêves : « lidier en France puis à Madrid ». ¡ Suerte ganadero !
2 La fiche de San Martín sur Terre de toros.
En plus
— La galerie sur le site ;
— En 2007, Campos y Ruedos avait déjà rendu visite à Ángel Nieves : Il parle au reflet de la lune... & la galerie.
Images © Camposyruedos
Un tío sort du bois ● Ángel par El Batacazo ● Lui, la temporada prochaine, s’il ne se fait pas tuer par un frère...