La matière taurine se plaît en affrontement. Lequel va de pair avec la paire, le chiffre deux étant un classique de la division taurine. Combien de « parejas » ont auréolé l’histoire du toreo, divisant presque à chaque fois l’Afición en deux parties, opposées et inconciliables ? L’opposition de José Gomez El Gallo dit 'Joselito' et de Juan Belmonte en est le plus illustre des exemples, leurs supporters, véritables fanatiques étaient même devenus des ennemis jurés. Les bagarres de mots en arrivant parfois aux mains. Pourtant, les deux hommes étaient amis et complémentaires, alors pourquoi les opposer sans cesse et faire des admirateurs de l’un les ennemis de l’autre. Ne pouvait-on pas apprécier l’intelligence de la lidia d’un Joselito tout en admirant l’aguante et le courage d’un Juan Belmonte ? Nous ne reconstruirons pas l’histoire, d’autant plus que la source de ces querelles tient plus de la nature humaine que d’une cause taurine. L’histoire se répétant, nous voilà actuellement à séparer la tauromachie en deux conceptions et plus encore.
Aujourd’hui, beaucoup nous parlent de « toristas » et de « toreristas », quels vilains mots ! Pour caricaturer, les premiers seraient les supporters du toro et les seconds des toreros. Absurde me rétorquerez-vous, l’un n’allant pas sans l’autre, le premier élément étant l’essence du second et ce dans les deux sens. Pourtant, ce sont les plus grandes bêtises qui s’avalent le mieux et il semblerait que cette dichotomie soit maintenant admise de tous (ou presque). Je n’ai pas très envie de m’étendre sur le sujet, tant les arguments me paraissent évidents. Quelle est l’opposition ou la contradiction à prôner un toro intègre, présenté dans le type de son élevage, respectant le triptyque bravoure-caste-noblesse et à apprécier dans le même temps l’émotion des passes de cape ou de muleta ? Ne peut-on pas demander une lidia pour chaque toro et, lorsque celle-ci est artistique, s’enthousiasmer comme admirer le courage et l’intelligence de doblones réducteurs ? Apprécier le premier tiers reviendrait-il à dénigrer les suivants et vice versa ? Non. Bien-sûr que non. Vous le savez tous et pourtant c’est bien ce qu’on voudrait nous faire croire. Deux aficiones en guerre !
Jusqu'ici, tel était le schéma taurin de ce siècle. Mais j’ai l’impression que nous sommes en train de franchir un pas, un cap et que les choses s’aggravent. D’une opposition de concepts, nous sommes en train de passer dans une séparation du spectacle, de ses acteurs et de leurs qualités intrinsèques. La chose n’est pas nouvelle me rétorquerez-vous avec raison, il existe déjà les qualificatifs de « toro commercial », « vrai toro », « toro artiste » et bien d’autres. Soit. Mais nous passons actuellement, me semble-t-il, encore un palier pour aboutir à la séparation des qualités graduelles du toro et notamment de la sacro-sainte bravoure. Nous qualifiions jusqu’ici un toro de brave ou de mansote, avec toute la richesse de leurs déclinaisons. Mais nous avons de plus en plus l’occasion d’observer des toros qui ne rentrent pas dans ce cadre. Des toros indéfinissables par le simple qualificatif de brave.
Prenons l’exemple des toros qui n’exhibent ni bravoure ni mansedumbre sur le premier tiers et qui par la suite font montre d’une incontestable bravoure. Que dire de ses toros ? Braves pour certains mais incomplets pour d’autres à qui l’intégralité du spectacle tient à cœur. Le cas inverse existe également mais l’analyse en est truquée. En effet, il est facile ou du moins logique d’expliquer les réserves en seconde partie de combat d’un toro brave au cheval où il se donne complètement du fait des dépenses énergétiques occasionnées. Et pourtant le doute est permis. Revenons dans l’exemple précédent, plus rationnel et intrigant. Je suis sûr que vous avez tous en tête des exemples. Non ? Je vous aide. Remémorez-vous les dernières courses de Victorino ou de Palha. Ne vous vient-il pas à l’esprit un toro qui serait allé au cheval, se laissant châtier sans broncher, poussant raisonnablement mais trop modestement pour remporter l’étiquette de brave ? Car il ne s’agit pas sous ce qualificatif d’aller au cheval mais bel et bien de s’y employer. Faiblesse et manque de poder a-t-on aussitôt en tête. Et pourtant, la suite va nous ôter ces idées. Bouche cousue, sans aucun fléchissement, le bicho va afficher des charges lourdes, longues, tête basse, allant jusqu’au bout du bout, se livrant franchement et sans concession. En un mot des charges de brave. Où est la logique ? Le comportement d’un toro au cheval ne serait donc pas révélateur de son état ? Tous les concepts de la lidia sont ainsi remis en question par ce genre de toros, qui, avouons-le, sont de plus en plus nombreux.
Malgré l’évolution de la tauromachie, je pense que la lidia de trois tiers à tout son sens. Piques, banderilles, muleta et mise à mort sont complémentaires. Seule la combinaison de ces multiples épreuves permettent de jauger un toro et un torero. Et les toros décrits ci-dessus en sont la parfaite illustration.
Pourtant, l’idée d’une dichotomie de la bravoure est en train de se répandre. Tendant à aboutir à la définition de deux bravoures, celle du cheval et celle de la muleta. Les deux notions avançant au fil du temps pour aujourd’hui arriver à s’opposer, l’une ne pouvant vivre avec l’autre. Incompréhension car le concept qu’on voudrait nous incruster dans la tête est que la bravoure est partielle ; il y a celle du premier tiers et celle du dernier, la cohabitation qui fut de tout temps loi se voudrait désormais exceptionnelle et peut-être bientôt impossible. Ce qui est en réalité un tout, une démonstration en trois phases, s’exprime de plus en plus dans un ou deux des temps de la lidia actuelle et on voudrait nous faire prendre cette partialité comme intégrale.
Actuellement, la plupart des toros expriment une réelle bravoure sur un ou deux tiers. Une bravoure complète dans sa partialité ce qui est remarquable et à remarquer, à encenser même, mais en tant que tel et non comme une fin. La tendance de cette partition tend évidemment vers le dernier tiers, celui qui a aujourd’hui le plus de poids. Bien que plaisante, cette bravoure partielle, exercée durant une séquence du combat reste à mon goût insuffisante, aussi parfaite puisse être la partition. Un écolier réalisant un devoir en trois parties aux pondérations équivalentes et réussissant, parfaitement certes, seulement une partie de ladite épreuve n’obtiendra pas la moyenne. Le résultat est peut-être sévère mais il en est ainsi, les mathématiques sont cruelles. Revenons à la réalité malgré le fait que je ne partage pas cette conception et donnons à la faena l’importance de la moitié de la note. Le résultat ne saurait dépasser la moyenne ce qui est globalement décevant.
Je pense que nous sommes entrés dans une phase où l’évolution excessive de la corrida vers le dernier tiers a donné lieu à la création de nouveaux toros. Des toros à la bravoure partielle. Une bravoure façonnée de la manière la plus intelligente qui soit afin d’éviter de perdre des forces sur les phases de moindre importance pour mieux briller lors de « la » faena, le moment prépondérant. Tel un élève qui sauterait les questions rapportant le moins de points pour se plonger tout de suite sur l’exercice considéré comme majeur. Agir ainsi est certainement efficace mais ne peut convenir à une réussite achevée. L’accomplissement est relatif et non total. Raisonnement élitiste j’en conviens mais la tauromachie supporte si peu la médiocrité. La grandeur du combat impose une attitude ambitieuse, risquée et d’un total engagement. La lutte doit être de toutes les phases, même plus, de tous les instants, le combat d’un toro est intégral ou ne l’est pas, comme sa bravoure. En tauromachie, il n’y a pas de petite bravoure, juste une bravoure, une bravoure intégrale devrais-je dire pour éviter tout quiproquo.
A n’en pas douter, la dichotomie actuelle de la bravoure n’a rien d’hasardeuse, elle suit l’évolution du combat. Une conséquence du déséquilibre actuel. La situation est très préoccupante et je ne pense pas exagérer. Elle se voit non seulement dans le ruedo mais aussi en dehors où les langues commencent à se délier. Ainsi, on peut entendre de plus en plus d’éleveurs, non se plaindre, mais trouver dommageable le « trop » de bravoure au cheval de leurs toros. Et non pas apprécier, mais remarquer avec une certaine admiration, la non « entrega » de certaines ganaderías au cheval. Esquivant ainsi une épreuve pour mieux briller ensuite. De telles remarques dans la bouche de ganaderos sont on ne peut plus dangereuses et inquiétantes.
Encore une fois, nous trouvons là la parfaite illustration de l’évolution, la sélection adaptant parfaitement le toro aux conditions de lidia actuelle. Mais ceci ne m’empêchera pas de trouver ce principe de sécurité dommageable, tel un nivellement par le bas. Affronter toutes les phases, même celles qui rapportent le moins aurait été on ne peut plus ambitieux et admirable. Le petit point d’optimisme tient à ce que l’évolution suive la pondération du spectacle. A valoriser les deux premiers tiers et à ramener un certain équilibre qui est la logique même, le toro tendra à devenir ou à redevenir complet et sa bravoure intégrale.