21 février 2008

"Aleas, ni los veas"… Campos de Castilla (II)


A en juger par l’accoutrement de nos deux hôtes, mari et femme, sur le bord de cette route de Castille quelque part à portée de vue des tours de la Castellana, tous deux revêtus de leurs plus beaux atours et nonchalamment accoudés à la portière de leur tout-terrain rutilant, nous ne misions pas une peseta sur notre rencontre. Et pourtant...
Et pourtant, nous allions au devant de l’un de ces après-midis commencés de façon anodine et qui se transforment, sans que l’on s’en rende vraiment compte dans l’instant, trop accaparés par un présent intense et profond, en une histoire marquée au fer rouge, de celles dans le délice desquelles on peut replonger tout à loisir, une fois le recul suffisant acquis.
Lui, la gora de tweed vissée sur le cap, bottes d’équitation cirées de près, cinglé dans un pardessus que ne renierait pas un lord anglais à feue la chasse au renard ; elle, les traits fins, les yeux bleus, les cheveux délicatement retenus en arrière, vêtue d’une tenue à mi-chemin entre le vestido campero de bon aloi et l’habit de week-end de la gentry « OxBridge ». Rien là de désagréable, bien sûr, bien sûr. Seulement voilà, lorsque l’on vient de parcourir un nombre de kilomètres dont on a perdu depuis longtemps le compte, à la recherche d’élevages oubliés aux origines certes prestigieuses mais considérées aujourd’hui comme rustiques, il y a de quoi être surpris. Et pourtant...
Et pourtant, avec sa dégaine de madrilène upper class de passage sur ses terres avant le retour dans les bureaux feutrés d’un immeuble cossu que l’on croit pouvoir deviner, là, à quelques kilomètres à vol d’oiseau, il nous conduit, l’air enchanté, vers sont petit élevage composé d’une quarantaine de vaches de ventre. Des vaches donnant naissance à ces taureaux vazqueños dont la seule origine suffit à faire fuir les novilleros les plus modestes. Car notre éleveur, malgré les apparences décidément trompeuses, n’a pas le profil du señorito qui a voulu s’offrir sa danseuse, comme d’autres, vivant à Paris, se payeraient un haras. Non, c’est bien un homme du campo qui nous reçoit, et il suffit pour s’en convaincre de quelques paroles échangées, d’un peu de confiance mutuelle gagnée.
Aurelio Hernando ne vit pas de l’élevage de ses taureaux de combat. Il possède et dirige un centre d’équitation à Soto del Real, fait commerce d’étalons, et ne semble pas avoir à se plaindre de son activité. Il ne s’en plaint pas d’ailleurs. Seulement voilà, au lieu de se contenter de cette passion dévorante, il a fallu qu’il en contracte une autre. Aurelio Hernando est aficionado, aime passionnément l’élevage et le campo, et dispose de quelques liquidités. C’est donc tout naturellement, et néanmoins en toute irrationalité, qu’il décide d’élever ces jaboneros dont personne ne veut plus, et ce depuis belle lurette quand il se lance dans l’aventure. Mais Aurelio s’en fout ; c’est la passion qui le guide. Et passion et raison... Bref, il s’en fout. Et pourtant...
Et pourtant, il verrait bien ses Veragua fouler le sable de toutes les plazas, et ne snoberait pas celles d’outre-monts. C’est la première fois que des Français (autant dire des extraterrestres) lui rendaient visite. Alors, face au spectacle fascinant de ses taureaux blancs, il nous conte les heurs de son trésor historique, faits davantage de tentaderos encourageants que de lidias intégrales dans la glorieuse plaza de toros. Mais la ganadería est récente, et tous les espoirs sont donc encore permis malgré le caractère pour le moins hasardeux du pari. Aurelio Hernando fait sa présentation en 2004, à Soto del Real, à l’occasion d’une novillada sans picadors ; en 2007, on coupe la queue de l’un de ses protégés. Aurelio veut y croire. La simple contemplation de ses estampes, le matin, avant de rejoindre le centre équestre, pourrait suffire à son bonheur. Mais tout de même, quand on élève des toros, et que l’on croit deviner en eux la bravoure et la puissance qui font les grands tercios de piques, comment ne pas espérer ? Comment ne pas vouloir y croire ? Et pourtant...
Et pourtant, une fois passée l’exaltation de la découverte, une fois bues avec délectation les paroles du ganadero, une fois imaginés en rêve les combats épiques que ces torrents de caste pourraient, peut-être, déverser dans le ruedo, il faut revenir à la triste et morne réalité. Nous ne verrons sans doute jamais s’élancer fièrement face à la cavalerie les trésors que Don Hernando et sa jolie épouse couvent encore de leurs yeux, rieurs et plein d’espoir, au moment où nous les quittons. Malgré les promesses que leur gardien nous répète comme une litanie sans fin, ses taureaux et les chevaux, Aurelio pourra continuer de les admirer, mais peut-être pas tout de suite dans leur rencontre. A moins que...
A moins qu’un organisateur un peu romantique, dont la passion dépasserait pour une fois la raison, décide de les faire se rejoindre dans ses arènes. Pour que les taureaux d’Aurelio Hernando ne soient pas seulement ces images presque irréelles que seuls quelques aficionados un peu fous peuvent admirer dans la placidité champêtre d’un cercado castillan, avant qu’ils n’aillent finir leur vie « al matadero ». Abandonnés là, morts, froids et roides, dans l’ombre sordide et anonyme.
Avant de reprendre la route de Castille, nous jetons un dernier coup d’œil en direction de la placita de tienta, celle-là même qu’avait érigée José Aleas, à une autre époque, dans un autre monde. « Aleas, ni los veas ».
Ne jamais oublier, l’odeur des endroits où nous irons.

>>> Retrouvez les galeries de photos consacrées à l’élevage d’Aurelio Hernando sur Campos y Ruedos & la fiche de l’élevage sur Terre de toros.