27 février 2008

L'inoubliable happening de la despedida du Maestro


Camposyruedos
n’arrête pas le progrès. Nous nous sommes même payés le luxe d'un envoyé spécial en Colombie pour la despedida du Maestro Rincón. C’est Albert Taurel, aficionado français vivant à Barcelone qui s’y est collé, pour notre plus grand plaisir, et sans doute pour le sien ! Quand je vous dis qu’on arrête la corrida YouTube, on arrête la corrida YouTube ! Allez, trève de plaisanterie je vous laisse avec Albert. Enfin… pour YouTube je ne plaisantais pas. Merci Albert.

L'inoubliable happening de la despedida du Maestro

Huit oreilles, deux indultos, triomphalisme, dites-vous ?
Voire. Peut-être un des indultos un peu juste, peut-être une oreille de trop au dernier toro du Maestro - mais on en a chicané une à Ponce -, et une très grande tarde pour le souvenir, comme le Maestro la méritait, après une carrière de courage, de vérité, de lutte du plus grand torero colombien de l'histoire.
Et puis cette merveilleuse plaza de Santa María de Bogotá, à la fois sérieuse et souriante, exigeante mais festive, sachant beaucoup "de toros", mais heureuse de vivre sa Fiesta, qui ne boude pas son plaisir, loin des publics grincheux de Madrid, une plaza pour redonner l'Afición, et une corrida pour la redoper, bien sûr à guichets fermés et avec des records de revente.
Les toros, d'abord, une très pareja corrida du Maestro, de Las Ventas del Espíritu Santo, bien roulée, bien faite, sans exagérations ni afeitado, et au moral comme au physique, brave, noble, charges longues et venant de loin. A part une ou deux exceptions, un plaisir pour le torero et le ganadero, et si celui-ci s'en va, celui-là assure sa continuité. Le Maestro annonce la couleur - on s'y attendait - dès les véroniques du début, marque de la maison, "cite" de loin, jambe avancée, rondeur belmontine et deux superbes demies. Le toro répond, et le Maestro se donne. Brindis émouvant à la cuadrilla, où a particulièrement brillé le fidèle Jeringa. Belle faena, pas encore les sommets qui viendront plus tard, mais avec un toro "qui se laisse", le plaisir de toujours de ce toreo classique et rigoureusement orthodoxe, "cite" de loin, muleta avancée, lumière et musique. Bonne estocade, une oreille, les choses ne se débordent pas et le ton reste sérieux, on est dans une capitale.
Le Maestro Ponce va-t-il s'incliner, laisser le triomphe au Maestro César ? Point du tout ! Un bon toro sort en deuxième, et l'hommage de Ponce, qui "brinde" à César, consiste justement en un engagement total, en cet affleurement de la casta torera et de la competencia qui font les grandes figures et justifient les mano a mano.

Le toro ne prend qu'une pique, c'est là qu'on peut discuter l'indulto, mais quelle longueur de charge, quelle continuité, quelle fixation sur la muleta ! Et c'est à nouveau la phrase qu'on doit répéter si souvent : "Je ne suis pas ponciste, mais...", et les "mais" sont autant d'arguments chez lui, douceur, élégance, temple parfait dès la troisième passe, distance exacte et lenteur millimétrée. Et dans de telles mains, le toro brille, paraît encore meilleur qu'il n'est. Prolongations pour la demande d'indulto, le toro est complètement dominé, torero et public vibrent à l'unisson - les olés tonitruants et unanimes de cette plaza vous soulèvent à eux seuls de communion et d'émotion. Et le drapeau jaune, c'est ainsi ici, concède l'indulto dans l'enthousiasme général.

Et les deux oreilles. Ici, pas de queue, on garde la mesure.
Le troisième est encore meilleur, un vrai toro brave, répétant sans se lasser, plein de caste et de furie mais toujours fixe sur la muleta. Et bien sûr, le Maestro s'en donne à coeur joie, avec ses "cites" à vingt mètres, la muleta bien avancée et parallèle aux cornes, avec cette sincérité de toujours, cette trajectoire parfaitement marquée où le toro aimanté ne touche jamais la corne. Faena longue, catégorique, qui évoquait un testament du professeur. César en plénitude - faut-il vraiment qu'il se retire ? -, très "mis" dans la faena se régale, pour lui d'abord, pour nous ensuite. Les ayudados de la fin sont torerísimos, on repense aux vieilles photos de Belmonte, que demander de plus ?
L'enthousiasme devient délire aux cris de "Céééésar" qui semble venir de temps anciens... Trois toros, deux indultos, 5 oreilles, on se frotte les yeux, on n'y croit pas... Et effectivement, c'était trop de bonheur, cela ne pouvait pas durer.
Et pourtant, on verra encore un vrai exercice de style de Ponce face à un quatrième compliqué, manso et cabeceando qu'il saura parfaitement garder dans sa muleta, allongeant sa charge, distance et vitesse exactes, dans ces faenas de dominio où brille son extraordinaire connaissance du toro qui semble venir à la fois de la réflexion et du réflexe. C'est sans doute là qu'on aime le plus le voir, quand la phrase "il a été au-dessus du toro" prend tout son sens et semble faite pour lui, quand le toro finit par répondre comme s'il avait été un bon toro. L'octroi d'une seule oreille semble alors bien chiche... Le cinquième, "no hay quinto malo", le théorique dernier de César, se casse une patte au désespoir du Maestro et du conclave.
Ponce liquide rapidement un sixième sans intérêt ni passes tandis que Rincón se tâte, et finit par offrir le sobrero pour un dernier récital, pour le dernier "bis" du Maestro peut-être généreusement primé de deux oreilles mais dans l'émotion et après le formidable recibir final, on veut bien.

Dommage que la fin ait tenu du grand guignol : toutes les lumières s'éteignent à l'exeption de deux projecteurs, l'un sur le Maestro à qui l'on devine qu'on coupe la coleta au milieu d'une énorme foule, l'autre sur une grotesque et folklorique andalouse se démenant autour de projecteurs virevoltant et de feux d'artifices publicitaires pour une marque de rhum local... Après un tel corridón historique, l'horreur du mercantilisme le plus "barato". Mais bon, c'est ainsi...
Albert Taurel