En titrant Tristes Curés, Solysombra ne s’est pas contenté d’appuyer là où ça fait mal ; il me permet de redécouvrir ces lignes sombres portées par la langue admirable de Pierre Bergounioux (Brive 1949). Sur un rude plateau au cœur du Limousin, il est question de silence et d’abandon, du désespoir des hommes seuls quand il n’y a plus rien à faire.
Dans un récent commentaire, un lecteur a évoqué un « campement de Roms » au sujet de l’élevage de Valverde. Mais quelque chose me dit qu’un campement de Roms doit vibrer des cris des femmes et des rires des enfants — ces « petites taches de couleur vive, mouvantes » (P. B.), libres interprètes de la petite musique de la vie. Et c’est bien pour cette raison que les Roms sont encore debout :
« Ce sont les femmes qui perpétuent les mondes, d’elles qu’ils naissent, par elles qu’ils périssent. Lorsque la sentence tomba, ce fut silencieusement, sans rien qui indique que les temps étaient accomplis, le pays parvenu au terme du voyage. Les hommes tiraient leur raison d’être, leur substance et leur nom, de la terre. Si peu qu’il y en eût, si ingrate, inclémente qu’elle fût, ils touchaient, avec elle, l’obligation de maintenir, le devoir de perpétuer la scène diluvienne, noyée de débris et de boue, que Fernand cultivait à l’écart du village et qui se répétait à l’identique à la sortie des virages, un peu partout.
Les grandes choses se font parfois sans bruit. Du temps passa, le même, en apparence, le fluide impalpable, inaltérable qui ne s’écoulait pas tant qu’il ne tournait sur lui-même, ramenant les heures, les personnages, le val et la hauteur, les saisons. Puis il fallut se rendre à l’évidence. Quelque chose manquait à l’image désastreuse, encombrée de carcasses métalliques, de bûches, saucée de fange, quelqu’un : la femme sans âge précis, presque sans visage, qu’on avait vu nourrir les poules à la volée, exécuter vingt et quelques chats. Et, par voie de conséquence, les petites taches de couleur vive, mouvantes, jetées dans l’immuable tableautin : les enfants.
Quelques célibataires d’un certain âge, déjà, n’ont pas voulu, pas pu suivre le mouvement, quitter les bois, partir. Ils tâchent désespérément à tuer le temps sans issue, sans relève, qu’il leur reste. Ils déboulent à toute heure au bistrot, le seul commerce à n’avoir pas fermé ses portes, bottés, en bourgeron, sales, mal rasés, les yeux flous. Ils s’assomment sans un mot de liqueurs avant de regagner, sous le soir, leur antre froid, leur cuisine vide. Parfois, ça ne va plus du tout. Ni l’abrutissement des gros travaux ni celui que procure le vin ne peuvent plus leur dissimuler ce qui se passe. Ils sont, ils le savent, les derniers. Alors l’ambulance glisse dans la nuit. Elle s’arrête, toute blanche, immaculée, insolite, dans la gadoue, devant le seuil, et les emporte vers les maisons de soins, dans la plaine ou alors du côté de l’Auvergne, au-delà des gorges du Chavanon. En leur absence, la forêt se rapproche, lance ses éclaireurs, masse ses pionniers. Le frêne, le sureau, l’alisier viennent tâter les fondations, effleurer les volets clos, se pencher sur les toitures. On en est là. Demain, tout sera terminé. »
Fin du texte Sauvagerie, tiré de : Pierre Bergounioux, Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, Lagrasse, 2001, pp. 26 & 27.
Image Valverde, une ganadería tant aimée, aujourd’hui mal en point. Quand le ballet des ambulances aura cessé... © Camposyruedos