20 mai 2009

La vieille dame, le portail et les petites filles


Aux filles, maintenant que le décor est planté...

Le lendemain, elle était assise devant la vitrine de la boutique, sur le trottoir de droite où nous marchions la veille. On l’avait mise là. Elle prenait l’air velouté des fins de journées sévillanes alanguies par la tiédeur d’un souffle baladé depuis le fond de la rue Castilla. Rien n’avait changé depuis hier.
— T’as vu. C’est la vieille dame d’hier. Celle de la boutique où on a acheté ma robe. T’as vu, c’est la vieille dame. On lui dit bonjour tu crois ?
J’avais prévenu. On s’arrête rapidement devant le portail et puis on s’en va. Des toros, ici, on n’en verra pas. Rien n’avait changé ici depuis hier. En arrivant par Lora del Río (en direction de La Campana), une fois dépassés les grands cercados pointillés d’un mauve bientôt à l’agonie, l’aficionado et les autres savent qu’il y a là, quelque part à leur droite, ce portail vu, revu, partout, depuis toujours. Il pourrait passer inaperçu, comme dévoré par le décor. Il ne devient lui que de face, quand le moteur est arrêté, que le bruit s’escapade et que le silence lointain du grondement des toros oppresse ce paysage sans verticalité. Elles se sont plantées crânement face à lui. Elles qui découvraient. Elles l’ont regardé comme ça quelques instants, le cou cassé, comme si leurs billes rondes d’enfants roulaient le long des étages de l’Empire State building. Comme si cette course avait été subitement stoppée par cinq lettres évadées de leur préhistoire, un M, un I, un U, un R et un A. MIURA.
Nous marchions sur le trottoir de droite. Elle aurait pu passer inaperçue, comme dévorée par le décor. Elle-même semblait en faire partie, en être une pièce de plus. Elle lui appartenait. Sans lui, elle n’était qu’une vielle dame assise là à regarder défiler les clients sans mot dire. Sans elle, ce décor n’était qu’une boutique de plus dans laquelle s’entassait jusqu’au placard l’exotisme parfois kitsch des parures flamencas. C’est lui qui leur a dit d’entrer. De toute façon, nous devions acheter une robe. C’était dit, c’était comme ça, c’était ici. En entrant, c’était lui, le décor, qui les guidait mais elles ne purent pas ne pas voir la vieille dame assise là qui les observait la regarder du coin de l’œil. Comme cinq lettres avaient stoppé la course de leurs billes rondes d’enfants, mille rides s’asseyaient maintenant entre elles et lui qui leur tendait les bras.
L’instant d’avant, il traversait un parterre de A qui dévalaient les marches des corrales de la placita. Comme si cinq lettres n’avaient pas suffi. De peur qu’un jour ne reste de tout cela que cet escalier et ces allées grisâtres marquées au fer. Maintenant, à la manière d’un singe savant, il posait sa truffe de rat au-dessus de bouts d’oreilles salies de sable jaune et séchées par le temps. Les petites filles suivaient son manège, l’abandonnaient un court instant pour s’imaginer au mieux les scènes qui se jouaient dans l’enfermement de ces quatre murs rouges, revenaient à lui. Elles n’étaient pas impressionnées. Leur regard, du haut de l’escalier, suivait les lignes de fuite qui filaient droit sur les toros, derrière, vers le portail. A leurs yeux, tout était beauté ; une beauté inédite pour elles. Les couleurs qui peignaient leur imaginaire, les A qu’elles couvraient de leurs pieds et même les restes de cornes coupées et oubliées à l’ombre d’un burladero. A l’école, elles raconteraient que c’étaient des cornes de vaches de COMBAT !
— On en verra quand des Miura ?
La robe, c’était prévu, était achetée.
— Elle est trop belle. Tu sais, c’est celle-là que je voulais vraiment. La rouge avec des pois blancs. Et en plus, t’as vu, le monsieur, il nous a donné des castagnettes !"
Les petites filles avaient détaillé tous les modèles, jusqu’aux chaussures. Elles connaissaient par cœur le décor maintenant. En quittant la boutique, pourtant, c’est le visage figé de la vieille dame assise qui les a poursuivies à travers les reflets de la vitrine, malgré les tissus et les talons hauts, malgré les pois blancs sur une robe rouge.
— C’était qui cette vieille dame ?
Le lendemain, elle était assise devant la vitrine de la boutique, sur le trottoir de droite où nous marchions la veille. On l’avait mise là. Rien n’avait changé depuis hier.
Elle donnait l’impression d’avoir toujours été là. Assise et immobile. Une vieille dame posée là et qui avait regardé changer le monde du bas de sa chaise, au fond d’une boutique, calle Castilla. Et Miura ? Une autre vieille dame ridée qui aurait oublié au long du siècle que le monde se bouleversait.
Au fond, pour dire vrai, nous savons que tout cela est faux, parfaitement faux, mensonger, que cette vieille dame a été jeune dans une autre Séville, que Miura a changé, comme les autres et, malgré tout ce qui est écrit sur le mystère, la légende noire et toutes ces foutaises hagiographiques de magasins de souvenirs.
Nous savons que tout cela est faux mais il reste le nom, nos souvenirs et cet infime espoir. Et l’envie simple de transmettre aux petites filles une part de notre enfance, un pan de décor de nos jeunesses perdues.

>>> Retrouvez sur le site, rubrique CAMPOS, la galerie consacrée à Miura.

Photographie La vieille dame de la calle Castilla © Laurent Larrieu/Camposyruedos.com