Le séjour touchait à sa fin. On avait bouffé du toro à toutes les sauces, au campo ou dans le ruedo, de pas d’heure le matin à pas d’heure le soir. Les filles, qui jusque-là avaient préféré les tentations de la calle Sierpes, se désolaient en silence, parce qu'elles comprenaient bien l'importance de cette escale sévillane de début de temporada. Il faisait beau, il faisait chaud et l’on avait donc décidé de faire partager un peu de cette si singulière passion du campo, à nos chères et tendres, qui ne rechignaient finalement pas devant la proposition de visiter un élevage de bravos andalous, du moment que ce n’était pas loin, que c’était joli, de préférence équipé de toilettes, qu’on pouvait s'y dorer la couenne et y profiter du soleil et que patati et patata... semblant offrir toutes garanties, on partit donc chez Guadaira.
Au premier abord, on n’y voyait pas d’intérêt capital, si ce n’est celui du plaisir rétinien. Certes, ces toros-là, essentiellement sortis en novillada, affichaient une bonne forme dans les ruedos les plus significatifs de la planète taurine, mais nous autres, couillons que nous sommes, on s’attache parfois trop à quelques idées parvenues et un peu faciles d’apparence : ces Guadaira sont des Domecq, et ça raisonnait dans nos tronches comme si le CAC40 avait pris du plomb dans l'aile pendant la nuit. En gros, ça nous touchait de loin, cette affaire-là. Mais bon, why not ? Et puis, on avait promis aux gonzesses, alors...
Du coté du Río Guadaira, le campo a de la gueule. Tu quittes l’urbaine folie sévillane et à quelques stations Repsol de là, les champs sont dorés jusqu’à l’horizon, quand ils ne sont pas entachés de quelques rangées d’oliviers, d’eucaliptus ou de parquets de fleurs parmes. Le ciel est bleu, pardi : la carte postale pour baisouilleurs transis, l’Andalousie comme tu la rêves. Au milieu, la « Dehesa del Conde », elle aussi, superbe. De part et d’autres, les toros.
Ici, la vie est paisible. Il y a le vent, le poids du soleil, la mouche sur ton front qui manque de prendre ta main sur la gueule à chaque instant, le vol des cigognes et l’amour du toro. On ne parle pas beaucoup, à la « Dehesa del Conde », mais on t'ouvre le portail comme on t'ouvre les bras : chaleureusement. T'aimes les toros, amigo, alors t'es un frangin...
Le mayoral de la maison est un type charmant, la tronche du brave mec gentil, qui pue la « Passion » à plein pif. As-tu déjà vu un gars plus amoureux de son métier, plus amoureux de sa terre, plus amoureux de ses bestiaux... plus amoureux de sa vie ? Suis-le, il fera le reste. Rien que pour toi, il te débusquerait un tigre du Bengale derrière chacun de ces buissons, tellement il est sûr que tu ne t'es pointé chez lui que pour y voir ce que tu n'attendais pas. Et il avait raison, le "con" !
Dans les cercados vastes comme des champs à pétrole texans, on observe les joyaux de Guadaira, aux pintas domecquisantes , du jabonero au negro absoluto. C'est paisible. Ombre et poussière. Des novillos, beaucoup, puis quelques sementales, dont un, là... tu le vois pas ? Mais si, penche-toi, regarde bien, là, juste là, dans le fourré, planqué comme un croco dans la mangrove du North Tropical Queensland... T'inquiète pas, il va te le sortir de là, notre mayoral ! 3 caillasses que je te balance par le museau, et té ! Tu l'as là, ton tigre du Bengale qui reprend le large du cercado. Fallait le voir, le bestiau, dans les branchages. Et puis il fallait l’en sortir aussi... Lui , il te l’a fait, rien que pour toi, sans que tu lui demandes rien, pour 0 centime, même.
Je te le dis, ne résiste pas, laisse-toi juste emporter. Il te révélera les secrets de la tienta al campo abierto comme on la pratique ici... du coup, le 4x4 à bloc, comme si on jouait a l’accoso y derribo, on regardait ce grand enfant qui s’imaginait sans doute lui-même toro, galopant comme un con dans les hautes herbes jusqu'à y croiser le fer avec le cavalier à la longue lance. Là-bas, t'aurais rêvé si t'avais vu ce troupeau d’erales transporté dans un nuage de poussière, mélancolique, comme une caravane touareg qui déchire le désert de sa lame de poussière. La photo est belle, et il le sait. Ensuite, il s’arrêtera au milieu d’un champ mauve et te fera remarquer la cigogne plantée, là-bas, tout au fond, et que t'aurais pas pu voir s’il ne l’avait pas trahie pour toi. Un régal. Puis la confrérie paisible des cabestros, surpris au détour d’un bosquet joliment fleuri, et dont les cornes « festives » émergent à peine.
On regardait ses yeux s’ouvrir comme ceux d’un drôle devant un sapin de Noël . Ce mec jubilait autant que nous, et semblait découvrir son campo à chacun de ses battements de cils. Tout l’émerveillait. Sûr qu'il prenait son pieds, le type !
« Cherry on the cake », il nous révélait enfin LA novillada qu’il offrait à Las Ventas. Du vrai Toro de Madrid, con trapío, sérieux et solide. Un imposant jabonero, un impressionant colorado, un tío negro, on scrutait avec précaution le guarismo de tous ces magnifiques spécimens et nous finissions par admettre qu’il s’agissait bien là d’une novillada. Terrifiant !
On savait que cette ganadería avait été Buendía, un temps, et on savait aussi que, depuis dix ans, elle s’était domecquisée, et plus particulièrement « jandillisée », ça nous piquait un peu mais bon, on se consolait en se disant que, après tout, Fuente Ymbro était Jandilla aussi, et que ma foi, avec un peu de bol... Et puis, en fait, on s'en foutait. On était bien, là, avec rien pour te gâcher la vue, rien pour te gâcher le vie. Tudo bom.
Quand on revint sur terre, que le charme s’apprêtait à rompre et que nous réalisions enfin le précieux moment campero que nous venions de vivre en silence et les yeux grands ouverts pour ne rien manquer du spectacle, trois énormes et affreux bus à tête d'insecte stagnaient à l’entrée de la finca comme pour nous rappeler que la fête était finie. On entendait des cris de mômes, surréalistes dans pareil lieu, et l’on découvrit avec étonnement et non sans ravissement, que les gamins de l’école du bled, camarades de la nièce du ganadero, venaient également se défaire du stress de leur vie de nains à la « Dehesa del Conde »... C’était bien la preuve que la vie règne en art dans cet endroit.
Notre ami mayoral, lui, repartait « tranquilot » à dos de canasson s’émerveiller davantage de ce campo qu’il découvrait à chaque battement d’aile des cigognes. Dieu sait où il s’en allait... mais si le campo ressemble à ceux qui le font, celui de Guadaira est un oasis de silence émouvant et de tendre passion. Même les filles le disent...
El Batacazo
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Photographies Chez Guadaira © El Batacazo