Le 23 avril dernier, à Séville, le pétard de Messieurs Victorino Martín père et fils aura un peu joué le rôle de révélateur d’une évolution déjà constatée, Séville n’étant qu’une péripétie sans réelle importance. Ce qui n’était jusqu’alors que vaguement considéré, discrètement évoqué, mais pas totalement mis sur la place publique a pris une nouvelle dimension. Sommes-nous les témoins du déclin des toros de Victorino Martín ?
Pierre Dupuy, dans la Revue Toros (n° 1851) à propos de la corrida d’Arles, avant Séville donc, titre : « Lorsque Victorin met trop d’eau dans son vin ». Et Pierre de rappeler dans son papier l’histoire de la ganadería avec, bien sûr, l’évocation des terribles et légendaires alimañas, associées notamment à la trajectoire de Francisco Ruiz Miguel. Vous trouverez à la fin de ce post, à titre indicatif, l’analyse du tercio de varas arlésien donnée par Pierre Dupuy.
Je me souviens de Luis Francisco Esplá, il y a quelques années, nous racontant un épisode peu banal de l’une de ses nombreuses rencontres avec la fameuse devise. Un jour, alors qu’il était pourtant protégé dans son burladero, un Victorino allongea le cou et essaya de lui mordre le bras. Oui, à l’époque, ces toros là étaient même susceptibles de mordre leur matador. Rendez-vous compte.
Nous avons déjà évoqué ici l’évolution de cette devise culte, notamment à l’occasion de la féria d’automne madrilène de 2008.
La première personne de mon entourage immédiat à l’avoir noté et à s’en être inquiété, en considérant leur comportement lors du premier tercio, est Laurent Giner, l’ancien président de l’ANDA. Il était un peu le seul à l’époque, il faut bien le dire. Et puis, peu à peu, l’évolution s’est confirmée.
L’an dernier, un proche du paleto m’a expliqué, sur une banquette de l’aéroport de Marseille, alors que nous attendions notre vol pour Madrid, que « Victorino, il en a marre de la suerte de varas destructrice telle qu’elle se pratique de nos jours. Et comme il en a marre, il a inventé un toro intelligent qui ne se laisse pas massacrer sous le fer… Mais sinon il aime les toros comme toi et moi ».
Je veux bien. Mais cette création du toro intelligent qui très intelligemment ne se laisse pas bêtement massacrer à la pique est tout de même perturbante. Je ne saurais trop dire, mais le terme d’intelligence associé à celui de taureau de combat qui ne pousse pas sous le fer, me fait plus songer à mansedumbre qu’à bravoure. Ceci étant, le concept est à prendre en considération puisqu’il semble être mis en pratique par celui qui restera, quoi qu’il arrive, l’un des éleveurs les plus importants de toute l’histoire de la tauromachie.
Si cette évolution des Victorino n’a pas été réellement discutée jusqu’à présent, c’est qu’en fait, depuis quelque temps, un matador de toros leur a rendu un énorme service en faisant passer leurs carences au second plan : il s’agit bien sûr de Manuel Jesús 'El Cid'.
Dorénavant, et c’est devenu une règle, nous allons voir la corrida de Victorino, mais avec le Cid. Nous allons même voir le Cid, avec les Victorino. L’un ne va plus sans l’autre. Sans le Cid, les corridas de Victorino perdent grandement de leur saveur, même à Madrid. Qui pourrait le nier ?
Cette simple évidence met à mal l’idée que nous avons encore affaire à la crème des élevages toristas, ce qu’il a pourtant été. Mais reste-il encore des élevages toristas ?
Certains me rétorqueront que nous avons déjà été les témoins d’un bache chez Victorino. C’était à la période de son exil français. Et de cette mauvaise passe, Victorino s’est brillamment relevé.
Oui mais voilà. Si tant est que Victorino soit aujourd’hui dans le creux de la vague, car à tout moment la caste peut parler, Victorino maintenant est vieux. Et l’avenir à long terme de la ganadería, et sans doute même son actualité, ne sont plus vraiment entre ses mains, mais dans celles de son fils.
Alors, si le père a fait ses preuves, et plus que ses preuves, rien ne nous dit que le fils en sera le digne successeur. Rien ne nous dit que sa vision personnelle de l’évolution de cette camada soit précisément en phase avec ce qu’aura été celle du père. Ne perdons pas de vue qu’il a voulu devenir torero, ce qui n’est sans doute pas le chemin idéal pour ensuite devenir éleveur d’alimañas, de bêtes féroces.
A mon sens, l’avenir de ces cárdenos que nous aimons tant est une énigme, dont même le vieux paleto, pour une fois, ne détient peut-être plus les clefs.
Bien sûr, demeurent les nombreuses groupies, qui considèrent, et c’est nouveau, que la vuelta d’un victorino est simplement un tantinet exagérée alors qu’il n’a tout simplement pas été piqué.
La même chose chez Domecq, et l’on se gausse, on crie au scandale, ou on se moque. Mais chez les victorinos, pour l’heure, c’est simplement considéré comme légèrement contestable eu égard à leur comportement au troisième tercio. Dans ces conditions, pourquoi alors ne pas aller un poil plus loin et justifier certains indultos très actuels ? Et la boucle sera bouclée. Bienvenue au pays, non pas des merveilles, mais du toro de troisième tercio, du demi toro, et même du tiers de toro puisque les deux premiers ne s’envisagent même plus.
Souvenez-vous du toro de la concours vicoise l’an passé, à peu près inexistant aux piques, mais infatigable buveur de muleta, laboureur de ruedo. A la sortie les groupies étaient en transe. La claaaaaaaasse pouvait-on les entendre roucouler, la claaaaaaaaaasse Victorino. En terme purement taurin, on appelle ça de la noblesse. Mais à la sortie de la course, surtout à Vic, dire : la claaaaaaaaaaasse, ça le fait mieux. Je n’ai rien contre notez bien. Là n’est pas la question.
Et s’il en était sorti une paire identique pour Morante jeudi dernier, tout était envisageable. Mais à quel prix ?
A Camposyruedos nous persistons à considérer qu’un toro normal, simplement normal, doit être en mesure de recevoir ses trois piques. Alors Victorino, imaginez !
Ça peut sembler être de la préhistoire pour certains, mais c’est simplement d’hier que nous parlons. D’ailleurs, la photo qui illustre ce post a été prise à Barcelone il y a une petite quinzaine d’années, pas plus, et sans doute moins. Un victorino, puissant, soulève le picador et provoque un spectaculaire batacazo. Ça a existé, et ça n’est pas de la préhistoire ; simplement la tauromachie pleine et véritable. Il n’y a pas d’autre chemin, ou alors celui de l’édulcoration totale.
Arles 13 avril 2009 – 6 Victorino :
- le 1, deux picotazos subis sur place dans la plus parfaite inertie ;
- le 2, deux saignées traseras en poussant, soulevant le cheval dans la seconde, mais après levée du fer ; le seul toro bravo du lot (relativement) ;
- le 3, deux picotazos, le second en égratignure ;
- le 4, deux picotazos sur place ;
- le 5, deux picotazos, sortant seul du second ;
- le 6, une pique en arrière, sur place, vite écourtée, et une griffure superflue.
Désolant.