09 juin 2011

Ce matin blême et gris


Le ciel pesait. Rien ne frémissait que nous-mêmes, vacillants. On eût dit mille petites flammes de ces bougies qui veillent les morts ; mille feux inconstants qui font des flots au mur pour apaiser le vide. Deux rayons de soleil ont percé. L’aigu cinglant des deux yeux d’un curé en soutane, le visage était blême et gris, maladif ; et le tout se penchait sur le défunt comme pour l’étouffer, l’ombre d’une heure grave s’étirait au plafond. Hier, José Muñoz était mort. Sur le moment, et il est exagérément honteux de l’écrire, ce n’est pas quelque chose de difficile à encaisser. Il a chuté, ils l’ont emporté à l’infirmerie, il y est mort. Voilà. On l’a appris sur la route. Il est mort. On en a parlé, c’est sûr, et puis on est allé manger, et puis on est allé dormir.
Et on revient demain. Demain, c’est ce matin couvert d’une soutane, ce matin blême et gris, maladif, où le répit est un espoir après la nuit de bruit, après les mauvais songes et les hontes cachées.
Hier, José Muñoz était mort. José Muñoz était mort à l’imparfait car la mort est un temps long mais qui surgit de nulle part sous le masque tranchant, brusque et définitif du passé simple. Il était mort et cela continuait ce matin blême et gris.
Ils ont pénétré le lieu comme s’il se fût agi de n’importe quelle autre corrida. Ils étaient six comme partout. Avaient-ils reniflé l’haleine putride de ce matin blême et gris vautré sur nous ? Avaient-ils conclu quelconque pacte odieux avec cette ombre ténébreuse, avec le diable, avec Ivan le Terrible, avec Keyser Söze ?
Chaque vingt minutes fut une éternité nerveuse traversée à la vitesse de la lumière. Le sable souffrait, le bois souffrait, la porte du toril souffrait, les drapeaux fichés en haut de la plaza poussaient des cris aigus et lancinants, les mouches avaient foutu le camp, les rares oiseaux qui survolaient l’arène déféquaient, silencieux et fuyards ; le jour s’était levé, tout le monde le regrettait.
Il n’était plus question de trapío, de tamaño, d’encaste, de caste, de bravoure, de genio, de sentido, de mal au dos. Il était question d’être là, une fois de plus, comme hier, et d’assister, impuissant mais frémissant, au récital de la peur. Les 6 toros de Rocío de la Cámara de ce matin blême et gris faisaient peur car ils n’étaient, chacun et tous pareil, qu’une masse brute de violence. Rien ne s’exprimait sur eux, hors d’eux et en eux. La bouche était close, le regard oublié entre deux cactus andalous, les oreilles figées et pourtant l’on aurait juré qu’ils réfléchissaient sur la manière la plus efficace et la plus violente d’envoyer les chevaux (de Fontecha !) dans le callejón, voire directement à l’abattoir. On aurait mis une main au feu que chacun de leurs pas était calculé, pensé, élaboré.
Ce fut une matinée tragique sans mort (si ce n’est celle des toros), sans larme. Le matin blême et gris s’achevait, le répit n’était plus un espoir mais un présent palpable, six éternités venaient de s’écouler et nous étions toujours mortels.

Dessin Les Rocío de la Cámara vus par Jérôme 'El Batacazo' Pradet © Camposyruedos.com