L'aficionado "a los toros" est un râleur.
C'est bien connu, tout le monde le sait. Il peste, "roumègue", harangue, siffle et... ressasse sans cesse. Ses exigences déçues le poussent vers ce comportement qui agace, souvent, ses voisins de tendidos.
Parfois, cependant, d’infimes détails, des perles surgies du fond d’un océan de désolation, lui redonnent le sourire voire un franc optimisme.
« Tout n’est pas perdu », se dit-il alors.
Madrid, 8 juin 2002, Las Ventas.
La féria de San Isidro prend fin avec la traditionnelle corrida de Victorino Martín Andrés. Au cartel alternent Luis Francisco Esplá, Victor Puerto et Luis Miguel Encabo.
19h45 ou 50, je ne sais plus. Sort des chiqueros un toro, qui, tout de suite, déclenche des sifflements dans les rangs du tendido 7. 'Murciano', n° 84, cardeño oscuro, né en novembre 1998 et pesant 511 kilos. Léger peut-être au goût des siffleurs invétérés, mais « con trapío », dans le type de l’élevage, armure astifina mais pas démesurée. Ce toro va montrer tout au long de sa lidia une fougue inlassable, une caste qui transpirait dès les premières foulées dans le ruedo venteño. Rapidement tout le monde se rend compte que Luis Miguel Encabo va avoir fort à faire avec ce rare animal. La faena est bien entamée mais l’albaserrada prend finalement (à mon goût) le dessus tant son caractère codicioso s’exprime au fil des passes. Une vuelta al ruedo très applaudie récompensera ce prototype du taureau de combat (on pourrait cependant lui reprocher un tercio de varas quasiment anodin même si le victorino encaissa deux vraies piques, sans peine ni gloire pour autant). Le lendemain soir, à la télévision, le ganadero Victorino Martín García, évoquait même l’indulto…
En soi, avoir assisté à ce déferlement de caste pourrait redonner du baume au cœur à nombres d’aficionados. Ce fut mon cas.
Cependant, ce qui marque aujourd’hui ma mémoire (au-delà de la charge du bicho) réside dans l’exécution d’un tercio de nos jours dévoyé, à tort, celui des banderilles. Moment d’anthologie, tout simplement.
Encabo invita Esplá à poser les palos avec lui. 'Murciano' était placé vers le centre de la piste, place des braves paraît-il et attendait qu’on vienne le provoquer. Alors se produisit ce qui ne se produit jamais dans les ruedos.
Aucun peón ne sortit des burladeros, sur ordre d’Esplá me semble-t-il. Encabo s’avança pour planter la dernière paire mais 'Murciano' restait, fier, au milieu de la piste. Encabo se plaça le long des planches, sur la gauche du toro, et tenta d’attirer l’attention du victorino qui fixait toujours droit devant lui le burladero où se trouvait Esplá. Dans un silence de cathédrale qui sied si bien à cette arène, Esplá quitta alors la protection de bois, lentement, en toute quiétude, pas après pas ; transcendé par une assurance époustouflante. Il se dirigea toujours au même rythme, sous le regard aimanté du toro, vers son compagnon de cartel qui observait, comme nous, la leçon. Les gradins frémissaient d’aise, de joie et les applaudissements éclatèrent ; applaudissements qui valaient 1000 oreilles et 150 queues. 'Murciano' n’y tint plus et déclencha sa course vers ce point jumeau formé par les deux toreros. Esplá s’effaça alors et laissa Encabo filer vers son office.
Debout, la plaza remercia le maestro d’Alicante de ce cours de tauromachie. Le toro n’avait subi aucune passe de la part du péonage, passes qui souvent ne sont que des recortes assassins et inutiles donnant des défauts à l’astado. Esplá fit ce qu’il fallait faire, apprendre au toro à se fixer sur un seul point de fuite, lui indiquer une sortie unique en ne le contraignant pas outre mesure. Quelle différence entre ce moment de « temple » et les pantomimes coutumiers qui se substituent à ce que l’on nomme le tercio de banderilles.
Pamplona, 11 juillet 1999.
Les Sanfermines battent leur plein, le temps est magnifique et cet après-midi, six toros de Miura sortent dans la « Meca ».
Comme d’habitude, les revendeurs sont là, fantômes indistincts au milieu des ombres de platanes. La police fait celle qui ne voit pas, elle tourne, inspecte en fermant les yeux et rien ne semble accrocher son regard en stand by.
« A los toros para hoy ? », « Tickets ? »... Ils ne disent que cela. Ce sont les dealers des papiers de la fête. Le revendeur est mal rasé, gouailleur et revêche. Il te parle comme à une vieille connaissance, te dit d’attendre là le temps de regrouper le stock d’entrées que tu désires.
Evidemment, il tente l’entourloupe, te fait prendre des « gradas » pour des « andanadas », t’explique sans rire que les billets sont plus chers aujourd’hui car ce sont les miuras et qu’à Pampelune, eh ben les miuras, ça se paye. Foutaises ! A force, on le sait tous, mais y’a pas d’autre moyen.
La revente à Pamplona, c’est une institution, le passage obligé. Le revendeur a la barbe qui pousse plus vite que les autres, ce n’est pas un commercial tout net ; il lui manque des dents, son âge est un mystère et ses amis sont revendeurs. Une fratrie !
18h30. La miurada commence et le public comme toujours est chaud, chaud bouillant. Au cartel, Sergio Sánchez qui fait sa despedida, ici, chez lui, Juan José Padilla, quasi inconnu et Antonio Ferrera dont la réputation se fait petit à petit. Cartel de banderilleros.
19 heures. Un colorado ojo de perdiz bondit dans le ruedo. Armé très large, typé maison et marqué du n° 38, né en décembre 1994. Padilla le reçoit, rien de spécial jusque-là.
Sonnent les clarines, et tout à coup, car ce fut soudain,'Bombito' (c’est son nom) traverse le cénacle tel un missile "tomahawk" et fond sur le réserve, pousse et pousse et pousse et pousse, il pousse encore pour beaucoup.
7 minutes, 8 minutes, 9 minutes ou 10 minutes ? Les avis divergent, on s’en fout royalement à vrai dire ; l’exceptionnel était là, sous nos yeux.
Un peón l’attrape par la queue, les capes s’affolent sur son mufle, glissent sans résultat.
Le « soleil » est en transe, tout le monde est debout, incrédule. Ceux qui aiment les toros, les quelques aficionados présents savent qu’il faut en profiter, c’est un événement.
A gauche, dans le tumulte et les applaudissements au toro, on entend s’affirmer une rengaine populaire, « el toro enamorado de la luna », que les peñas ont le temps de terminer avant que le miura ne daigne décoller sa tête du peto.
Je me suis dit alors que tout n’était pas perdu, que ces peñas si souvent agaçantes et bruyantes avaient montré là ce que devait être l’afición, une communion, une célébration tout simplement heureuse.
Ces détails de lidia et d’afición, de Madrid à Pamplona, n’ont qu’un seul point commun, qu’une seule ligne de force : un taureau de combat intègre, dans sa plénitude et sa grandeur.