05 septembre 2012

Jamais sans ma vertu


2012, année de crise dont on ne voit pas la fin. La société est grise, le moral dans les baskets, l'hiver pointe sa tronche blafarde et les clodos le regardent arriver avec des grelots dans le gosier. Neuf ou dix mois à serrer les pognes, les chicots et tout ce qu'il sera possible de serrer pour ne pas se laisser embarquer par la faucheuse dans son sommeil. Un jour passé, c'est du bénef. Et puis y'a la petite famille, toujours souriante, qui s'entasse dans son dix-sept mètres carrés avec papa, maman, le grand, le moyen, le petit et le prochain, pour l'instant à peine visible à l'échographie. Pour eux aussi l'hiver rapplique. De toutes façons, même l'été, c'est un peu l'hiver, sauf qu'on peut dormir à poil.

Y'a aussi la petite maman, seule avec ses deux gosses, qui galère quotidiennement, mais qui taffe quand même, mais qui galère et qui, en fait, ne s'en sort plus. Pour elle aussi le cortège d'emmerdes et le blues qui va bien, et puis fuck les bourrelets disgracieux et la peau d'orange sur les cuisses !

Voilà, ça, c'est la petite réalité du petit quotidien des ces petites gens de notre grande France en 2012 auxquelles il serait bien malvenu de demander si la corrida perturbe les rêves dorés de leurs gosses. La France de 2012, elle veut du boulot, elle veut bouffer, soigner ses caries, remplir le réservoir de la bagnole et se tremper le cul à Palavas sept jours par an en août. Ni plus ni moins. Les toros, la corrida, les « toréadors » et leurs chaussettes roses, elle s'en fout, elle passe à côté sans regarder parce qu'elle a d'autres soucis, la France de 2012.

Malgré ça, j'apprends que l'honorable association Emmaüs Gironde fait sa diva et s'offre le luxe de jouer la carte de l'éthique sur le dos de ses « clients » en refusant d'un revers de prince l'offre du père Victorino, qui faisait cadeau à la vénérable association du bénéfice de la vente de la barbaque de six de ses bestiaux, qu'il a engraissés lui-même pendant quatre ou cinq années à ses frais, afin de venir en aide aux plus démunis de nos concitoyens bien français. À cela, je ne peux, vous ne pouvez, nous ne pouvons rester indifférents. C'est un scandale de notre société, un affront au dévouement généreux et gratuit de chaque citoyen de ce pays, une insulte faite à ceux qui font l'effort sans retour face à la détresse qui nous entoure et nous menace. Imaginez un téléthon annulé pour cause d'afición dans le don d'un fauteuil roulant… Mais voilà, Pascal Lafargue, représentant Emmaüs Gironde, lui, a jugé que sa « clientèle » valait mieux qu'un vulgaire bifteck « made in Galapagar » gracieusement offert par des gens qui ont une tendance à la délicatesse avec les âmes chastes de notre merveilleux monde. Je dis que cela est intolérable et indigne aux heures que l'on vit.

Qu'à cela ne tienne, monsieur Lafargue, puisque vous choisissez de sombrer dans la plus insondable médiocrité pour abonder dans le sens des trois mille tarés nauséabonds qui hurlent au loup du fond de leurs salons chauffés, je vous prie de bien vouloir, à ce titre, refuser toute offre pouvant provenir de la traque d'un sanglier ou d'un chevreuil en Sologne, de l'élevage en masse de volailles, de l'abattage d'arbres exotiques en forêt amazonienne, du travail d'enfants au Bangladesh ou d'ouvriers-esclaves d'Asie ou d'Afrique du Nord, en n'oubliant pas de demander leur approbation aux gens dans le besoin que vous côtoyez quotidiennement. Je vous demanderais également de regarder attentivement chaque boîte de thon, de cassoulet ou de pâté que vous stockerez dans vos entrepôts, et de vous assurer que le contenu y est bien arrivé de son plein gré. Sans quoi vous n'êtes pas plus crédible et honorable qu'un pet de vendeur de lunettes bordelais. Tant que j'y suis, assurez-vous également que tous ceux qui vous tendront la main n'ont pas le moindre penchant aficionado, cela pourrait nuire à votre bonne conscience et entacher la qualité du bénévolat de votre service, que je pensais plus courageux et assurément plus en paix avec ses valeurs humanitaires pour ne pas avoir à les offrir vulgairement en pâture à la médiatisation de peur que la populasse ait un jour douté que votre mission était l'homme et la société avant toute chose.

Ce qui est sûr, c'est qu'en ayant préféré vous dépoiler médiatiquement face à la pression de trois mille tarés, vous m'avez convaincu que là encore, et c'est terriblement frustrant, la détresse que vous combattez passera fatalement toujours après les petits intérêts personnels. On a bien compris où étaient les vôtres et ceux des têtes pensantes d'Emmaüs Gironde, et l'on saura s'en souvenir. Espérons par ailleurs que vous transmettrez l'info à votre « clientèle », et qu'elle manifestera sa joie et son soulagement en chantant Renaud à tue-tête et en brandissant des portraits riants de Claire Starozinski — deux grands humanistes actifs que l'on ne présente plus. Grâce à vous et à votre geste héroïque, le monde entier sait désormais, s'il en avait un jour douté, que l'action caritative bleu-blanc-rouge est unique en son genre, car même dans le besoin le plus urgent, ici, en France, en 2012, on fait la fine bouche, on s'assure que les couverts sont en argent, le couteau à poisson bien à droite, côté tranchant vers l'assiette, que le steak n'a pas trop souffert, que les patates sont bios, que le clacos est sans matière grasse, que les chaussettes sont assorties à la cravate et que la sénile Brigitte peut crever douillettement sur ses deux oreilles emperlousées dans son bunker tropézien plein de haine avant de distribuer la came aux plus démunis, pendant qu'ailleurs, partout ailleurs, on s'active à leur servir à bouffer comme on peut, coûte que coûte.

Sachez en tous cas que vous me faites gerber avec votre vertu en plastique à la con. Je prie d'ailleurs fortement pour que vous n'ayez jamais à accepter l'offre de parents homosexuels, de Noirs, de Roms, de sans-papiers, de faux travailleurs, de putes et autres intermittents du spectacle et assistés en tous genres… Ceux qui crèvent la dalle dans notre vertueuse France ne vous le pardonneraient pas.