21 septembre 2012

Et maintenant ? (I)


L'encerrona spectaculaire du Monstruo de Galapagar a ouvert la brèche du débat « pour ou contre », mais assurément pas « sans opinion ».

Il y a ceux qui y étaient et qui ont tout vu et tout aimé (et qui gesticulent beaucoup pour qu'on le sache), ceux qui y étaient mais qui émettent un bémol (dignes et audibles), ceux qui n'y étaient pas et qui restent perplexes (comment leur en vouloir ?), et ceux qui n'y étaient pas, et pi c'est tout, poil au cou.

Bref, ce jour-là, nous étions tous quelque part, présents ou pas, et chacun se souviendra de ce qu'il faisait « ce jour-là », au moment où l'on annonça la mort du sergent-chef Chaudard, l'immense Pierre Mondy. Pour avoir lourdinguement débattu avec les uns et surtout les autres (ceux qui gesticulent beaucoup), pénibles et insistants à souhait, les béni-oui-oui et les pisse-vinaigres, il me semble important de comprendre ce que l'on retiendra de ce moment qualifié unanimement d'« historique ». Oui, mais à quel niveau…

D'abord, José Tomás est un monstre, à part, au-dessus du lot, au-dessus de tout ce que vous voudrez, en un mot un OVNI, hors circuit, hors du mundillo, hors de tout… À part. Rien à voir avec tout le reste. Énorme artiste qui a écrit une page ou deux de l'histoire de la tauromachie grâce à son surpuissant poder, sa maîtrise des éléments, sa technique trastos en main, son courage hors pair dans les terrains impossibles, son flegme apparent, son insondable mystère, son hyperclassicisme et son stupéfiant détachement face à la mort. Oui, oui, sachez-le, ici aussi l'on en est convaincu, et même archiconvaincu. Ceux qui nous lisent le savent. Seuls les nuisibles en doutent. Ceci étant dit, revenons au vrai débat : « Et maintenant ?… »

Eh oui ! Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? Maintenant qu'on arrivait enfin à faire admettre à Viard et autres scribouillards que le temps des caprices du G10 était révolu et qu'il fallait revenir aux fondamentaux. Maintenant que même ceux-là reconnaissaient enfin le toro comme élément essentiel à la cause. Maintenant que la « modernitude » s'affaissait peu à peu comme le symbole mièvre de la dégénérescence de la Fiesta, et maintenant que le grand public en prenait enfin conscience et se mettait en phase avec les réalités actuelles d'un spectacle qui souffre aussi des mêmes maux que la société ?…

Ce dimanche 15 septembre est venu comme une lame décapiter tous nos espoirs et réduire nos efforts à que dalle ou presque. Non pas les espoirs qui nous faisaient penser qu'on a probablement jamais aussi bien toréé qu'en ce jour (ce dont nous ne doutons nullement), mais ceux qui redonnaient enfin à notre toro bien aimé son rôle de pierre angulaire de tout un monde, et qui aurait emmené dans son sillon toute la rigueur éthique que la corrida épuisée réclamait et continue de réclamer. Désormais, qui peut se risquer à convaincre les figuras du G10 que ce toro de respect tant espéré est un toro indispensable à la véracité d'un succès taurin, un adversaire indispensable à leur statut, sous peine de fâcherie d'un public las qui ne veut plus tout accepter ? Non pas que Tomás toréa des caricatures de bêtes à cornes, mais enfin, ne me faites pas croire que le cirque nîmois trembla de peur un instant face aux terribles cornus que Boix réserva à son génial poulain !

Pourtant, cela n'interdit pas le triomphe et certains trouducs bien intentionnés vous diront même que cela le permit ! N'empêche qu'à l'heure où l'on s'évertue à dire au Juli que son rang l'oblige à se mesurer au toro-toro, celui d'encaste différent et souvent plus rustique que le banal Vistahermosa/Domecq bébête pour figuras, que voulez-vous que les présents du 15 septembre vous rétorquent, eux qui ont pris un pied total à assister à une légendaire leçon de toreo en acceptant d'occulter la présence réelle d'un adversaire farouche, et même que cela suffit à leur bonheur et qu'ils risquent en plus de ne plus vouloir que ça ? Alors, première constatation et premier coup de godasse dans les tibias : l'arène était archipleine et l'argument était tout sauf torista, pire, cela fonctionna et, même, triomphe historique il y eut… Nul besoin d'Escolar Gil ou de Cuadri pour ça ! Au contraire, vous diraient certains, bien au contraire. Et nous, qu'avons-nous à leur opposer ?

Autrement dit : les figuras déplacent les foules et remplissent encore les tendidos… pas les toros. Ce qui débouche sur l'argument financier (pas le moindre) : une corrida de vedettes garantit la rentabilité d'une telle organisation — ce que les ganaderías ne parviennent pas à faire. Ainsi, au moment de confectionner les carteles 2013, que croyez-vous que les empresas vont retenir de cette impitoyable fin de temporada ? Ben oui, en toute logique, au moment où l'on pensait que tout cela allait enfin pencher du côté d'une version plus éthique de la corrida, le succès de Tomás aura fini de convaincre n'importe quel organisateur — à plus forte raison ceux dont la toison est menacée par une lame de Damoclès budgétaire — que le moindre des risques à prendre c'est d'évidence d'opter pour la corrida de figuras, et au diable l'éthique, et au diable les publics récalcitrants auxquels on ne la fait plus.

D'ailleurs, c'est désormais prouvé, on vient d'Espagne, d'Italie ou d'Angleterre pour voir toréer les figuras. On remplit les hôtels, on paye son pain à la boulangère et l'entrecôte frites en terrasse chez Gégène. Inutile de tourner plus longtemps autour du pot, l'argument financier est majeur dans cette affaire, et le seul nom de José Tomás a fait tourner le commerce régional durant trois jours — pas Parladé, ni Jandilla, ni Victoriano, encore moins Escolar ou Cuadri, pas invités. Du coup, ça aussi ça séduit le gardien des coffres au moment d'avancer les arguments, car s'il y a également eu triomphe à ce niveau l'on aura naturellement tendance à chercher à renouveler l'affaire. On imagine aisément l'actuelle affection des commerçants nîmois vis-à-vis de Simon Casas, leur héros, leur prochain maire.

Ceci dit, l'argent ne faisant toutefois pas le bonheur, que fait-on des arguments avancés péniblement, mais avancés quand même, par André Viard depuis qu'il tente de se racheter une réputation ? Lui qui admettait enfin qu'il fallait désormais faire preuve de raison ? Alors, et c'est terrible à dire, pour sauver nos âmes en peine, il aurait fallu que l'exception tomasiste fût la dernière et qu'il s'éclipsât pour de bon, riche et célèbre avec sa légende sous le bras, afin de pouvoir reprendre la main sur les revendications astronomiques et indécentes des vedettes — car, oui, astronomiques et indécentes elles demeurent !

Nul ne peut aujourd'hui douter que le « 06 » de Salvador Boix a fondu sous le nombre d'appels des empresas de la terre, cherchant absolument, et à n'importe quel prix sans doute, à récupérer le diamant madrilène en vue des hypothétiques sauteries de l'été prochain. Vous l'avez compris, si cela s'avérait vrai et que José Tomás devait revenir dans les ruedos en 2013, il ne sera évidemment pas question de lui demander d'être raisonnable, au risque d'ouvrir le chapitre des négociations avec le Monsieur, voire carrément malvenu et hors de propos d'espérer seulement imposer la moindre bête — quant à lui faire comprendre qu'en ces lieux l'on pique deux fois au moins… Oui, je sais, vous en rigolez déjà. Seulement voilà, si c'est valable pour Tomás, il y a de fortes chances que ça le redevienne pour El Juli ou Manzanares, qui vont forcément s'engouffrer dans la brèche et saisir l'occasion de faire valoir leurs juteux arguments. Dans une telle terna programmée, j'imagine mal les deux plus humbles, pris de remords, se résigner à ajuster consciencieusement leurs revendications avec le PNB du pays qui les a vus naître et se mettre en phase avec la décence que l'époque impose, pendant que le troisième peine à épeler le mot « négociation » !

Non, El Juli n'est pas José Tomás mais, à vrai dire, après Tomás, qui ? Manzanares, oui, Morante, certainement, El Juli, forcément, celui-là même que l'Afición française montrait dernièrement du doigt pour ses caprices et ses exigences outrancières à un moment crucial ne tolérant plus ce genre d'écart. Pourtant, je pense que le succès de José Tomás aura rassuré plus d'une figura sur ce point-là, et le fragile château de cartes que l'on avait patiemment et laborieusement tenté d'ériger depuis tant d'années s'est effondré dimanche en deux heures à peine. Là encore, deuxième constatation et nouveau pet' dans les tibias : quels arguments faudra-t-il alors avancer auprès des figuras pour les convaincre que leurs exigences financières et bovines ne sont plus acceptables, alors qu'on risque d'être témoin d'une recrudescence de demandes toreristas dans la conception des carteles et que les gens, y compris les non initiés, seront maintenant prêts à y mettre le prix ? Et si, en plus, cette tête de pioche de Julián López, inspiré par le succès nîmois de Tomás, décidait soudainement de prendre le pari d'une competencia avec ce dernier ? Ce serait sans doute la fin de toute raison gardée, et par là-même de nos utopies éthiques…

À suivre.