25 septembre 2012

Et maintenant ? (II)


De ce que l'on sait et qui ne surprendra personne, ce n'est pas l'Afición a los toros qui a rempli le temple nîmois, le 16 septembre dernier. Pourtant, elle était présente. Mais là encore, aucun ne s'est pointé au rendez-vous pour voir le Garcigrande faire voler la cavalerie, ou le Parladé zébrer les tablas. Et pourtant, ils y étaient, en espérant voir quelque chose, en l'occurrence, le seul, l'unique, le grand José Tomás. Pour les raisons que personne n'ignore, cela implique qu'ils aient sans doute choisi, intimement, en l'assumant, de faire abstraction de tout le reste, y compris de la catégorie de l'adversité, chose qui les concernerait en d'autres lieux, en d'autres circonstances. L'on tenta bien de me convaincre que ce n'était ni trop ceci ni pas assez cela, mais mon scepticisme persiste, car je ne justifie la corrida de toros que par la notion d'adversité la plus absolue…
Mais voilà, bien que cette temporada 2012 se soit déroulée sous d'excellents auspices, avec des révélations telles que Fernando Robleño ou Iván Fandiño, qui effaçaient d'un revers toute prétention juliesque ou ponciste et nous faisaient espérer que l'on renouvelât plus généralement ce type de carteles dans les années à venir, pour le plus grand bonheur du peuple qui abondait soudainement avec cette philosophie infiniment plus en accord avec cette société maltraitée par son quotidien, l'actuación nîmoise de José Tomás et ses exigences revînt à nous comme le shoot à trois points qui fait gagner le match à l'ultime seconde. Ceux qui commençaient à ouvrir les yeux sur des sujets moins lumineux mais autrement moins surfaits, quoique moins tapageurs, et assurément moins bien vendus, entendaient ce dernier rappel nîmois et se détournaient finalement de tout ce qui fit la richesse de cette temporada 2012 : la justement nommée « corrida de toros ». Dimanche 16 septembre, sur le coup de midi, on ne pouvait plus que constater.

Alors, plus que jamais, il faut admettre que, s'il existe un public pour Robleño et ses Escolar en la terrible Céret, il existe et existera aussi un public acquis à la cause tomasiste et ses toros artistes dans le ruedo nîmois, et que, dans le fond, les deux sont envisageables, à condition de savoir ce que l'on va voir et où l'on va le voir. Mais nous serions tous d'accord pour dire que nous sommes ici tout un peuple se désespérant de voir un jour José Tomás toréant sans ayuda les toros de José Escolar en plaza de Vista Alegre, Bilbao, Biscaye, car il est certain que la magie du Maestro opérerait sûrement mais différemment sur des bestiaux d'encastes moins « étincelants ». Officiellement, cela est impensable, voire impossible, et c'est comme ça. Qu'on le veuille ou non, il faut s'en accommoder. Demandez-vous maintenant pourquoi ! Les figuras, les « messies » du toreo par définition, choisissent exclusivement des toros qui leur permettent d'œuvrer de la plus jolie manière qui soit, dans l'onctuosité d'un poignet ou le vol lent et majestueux d'une media dans les quelques endroits qui s'y prêtent, et ne souhaitent pas combattre douloureusement dans la poussière du cœur des ruedos pour gladiateurs.
Ce n'est pas nouveau, mais les figuras des années 2000 désirent avant tout que le toro leur permette de démontrer leur talent artistique, de s'exprimer comme ils disent. Ainsi, il faut à présent choisir la corrida que l'on souhaite soutenir : celle des toros ou celle des toreros, mais pas les deux, et ce dimanche 16 septembre raisonna comme si tout le monde avait fini par s'en accommoder ouvertement, signant alors l'arrêt de tout espoir vis-à-vis d'une utopie que nous fûmes, si j'en crois les réactions, finalement peu nombreux à nourrir. Alors, avons-nous d'autre solution que de choisir notre camp ? Plus que jamais, il s'agit donc désormais de jongler avec les compromis, les facilités, les accords, parfois avec soi-même et ses convictions. Les figuras n'en démordront pas, inutile d'insister, le récent succès du phénomène motivant peu la surrenchère au niveau de la diversité des encastes. Quant à Fernando Cuadri, que je sache, il n'est pas prévu de vaches de Daniel Ruiz dans ses corrales avant la saint-glinglin ; peu de chances que l'on assiste en 2013 à la rencontre des deux, et c'est fâcheux.

À partir de là, reste à savoir à l'aficionado de quoi il l'est avant tout : a los toros ? a los toreros ? Et ce n'est qu'après ça qu'il choisira l'arène qui lui offrira le plus de garanties quant à ses attentes, car vous le savez, on ne triomphe pas à Bilbao comme l'on triomphe à Séville, on ne triomphe pas à Céret comme l'on triomphe à Nîmes. Et l'on sait bien que la valeur d'un succès varie aussi en fonction du ruedo, un peu en fonction du moral de l'empresa, un peu en fonction du public que l'on cherche à séduire. Mais qu'on le veuille ou non, les deux journées, cérétanes et nîmoises, furent providentielles avec, bien sûr, des arguments divergents, voire carrément opposés. Cela signifie qu'il y a aujourd'hui deux concepts de corrida et que, d'évidence, ils fonctionnent et permettent respectivement des journées triomphales, mais ils ne se mélangeront jamais. Torista ou torerista, galliste ou belmontien, céretan ou nîmois, finalement, chacun s'y retrouve mais aucun ne se croise. Restera alors à définir lequel des deux est le plus légitime face aux questions existencielles, ou face aux antis et autres occupations extérieures.
Lequel des deux possède les meilleurs arguments pour défendre la corrida qui reste malmenée et menacée ? Le toro mis en avant, avec sa superbe sauvagerie, et la stratégie de combat que l'homme met en place pour réduire le monstre ? Ou l'adoration de l'homme qui parle à l'oreille des toros partenaires et remplit les caisses des commerçants du coin ? Car, là aussi, d'un côté ou de l'autre, tous les arguments se valent dès lors qu'ils sont en phase avec les réalités sociales du moment. Mais le problème est qu'il faut choisir, car, pour l'instant, là où les figuras toréent, peu ou pas de toros durs, et là où l'on tue des toros durs, peu ou pas de figuras. Alors, histoire que l'on en finisse définitivement avec le mélange des genres et que l'on ne s'embourbe plus dans de pagnolesques palabres entre aficionados de tous bords, puisque, aujourd'hui, il est possible d'être aficionado de tous les sens de la corrida — elle-même dite « de toros » et de plus en plus rarement à juste raison —, qui se décidera enfin à proclamer le statut d'« aficionado a los toreros » pour les inconditionnels des redondos inversés ?

D'une manière tout à fait personnelle, l'émotion me vient du toro fort, armé, racé, dominateur, intraitable et puissant, et il me sera à jamais difficile d'argumenter, le moment venu, sur le fait qu'une figura del toreo en 2012 ne se donne la peine de descendre parmi les hommes que deux ou trois fois dans la saison pour ne se mesurer qu'à autant de ganaderías précautionneusement choisies dans l'objectif de sublimer l'art du maître sans tacher son costume. Désolé, mais il me restera toujours un petit quelque chose en travers de la gorge, même après n'importe quel 16-Septembre qui soit. D'autres y parviendront, je le sais, et s'y emploieront magistralement — j'ai des noms… Autre temps, autre mœurs me direz-vous, et vous aurez raison, seulement voilà, il fut un temps où l'on devenait figura quand on se jetait avec morgue et machisme sur le lot le plus hautain de « Zahariche », pour asseoir suprêmement son statut et se positionner devant le moindre avorton qui aurait la mauvaise idée de vouloir dessouder le numéro un, et cela de préférence dans l'Olympe des dieux taurins.
Je vous laisse tirer vos propres conclusions, mais, je le redis, on n'écrira pas deux fois « la légende des siècles » et il est peu probable que l'on revoit de preux chevaliers affronter des dragons pour le seul cul royal d'une princesse. Après ce 16 septembre, il faudra être sur de soi et privilégier de bons arguments bien choisis pour convaincre les sceptiques qu'un torero est bel et bien un combattant qui se doit de mettre à mort un adversaire intégral, et qu'une figura, par définition torero des toreros, est l'être le plus à même de le faire superbement. Mais tant qu'on ne l'aura pas établi comme une constante dans le système taurin, autant danser avec des épagneuls dressés et les laisser dormir paisiblement en attendant l'heure de la prochaine représentation, la notion d'adversité ne se justifiant de ce fait nullement. Peut-être qu'alors tout le monde sera content — aficionados, antis et autres esprits chagrins — et que nous n'aurons plus à discuter de savoir si un torero est un matador de toros ou une étoile du Bolchoï, et une figura un être suprême que d'aucuns désignent comme le « messie », quand bien même il se sera évertué à soigner des grippes alors qu'on passait notre vie à attendre qu'il rende la vue aux aveugles, la parole aux muets et l'ouïe aux sourds ; qu'il « lazarifie » les morts.

À suivre.