25 mai 2010

Tout doit disparaître


Au fin fond du campo, en Extrémadure, ou en Andalousie, le nom de Carcassonne raisonne.
Amusez-vous, l'air de rien, à prononcer le nom de la cité audoise devant quelques taurins en train de se préparer pour un tentadero, et vous verrez. Le résultat est immédiat. Les visages se figent, les yeux s'arrondissent, les regards se font soupçonneux, presque inquisiteurs.

— Carcassonne, tu es de Carcassonne toi ?
— Moi non, lui oui…

Silence.
— Ça sort fort là-bas…
— Ben ouais… Mais rassure-toi, c'est fini !

Jusqu'au fin fond du campo, Carcassonne, sans peut-être vraiment le vouloir, s'est faite un nom, notamment depuis qu'un novillo de Moreno de Silva a renvoyé dans le callejón la totalité des cuadrillas et des novilleros, abandonnant seul en piste un picador avec pour mission impossible de détruire le diable.
Carcassonne, Moreno de Silva, 'Diano', la caste, tout ça c'est fini. Tout doit disparaître.
Une bonne partie du mundillo n'en veut plus, et les politiques s'en foutent. Un changement de municipalité et les choses se meurent dans l'indifférence générale. Place à la douceur. Nous n'irons plus à Carcassonne.

Madrid, lundi 17 mai 2010. Arènes de Las Ventas.
Dans les chiqueros, six novillos de Joaquín Moreno de Silva attendent trois inconnus.
Les habitués des lieux se partagent entre gourmandise et contrariété.
Trois des novillos prévus font juste trois ans. Les années passées, ils approchaient plutôt les quatre. Il se murmure que le ganadero serait inquiet des conséquences de tant de caste face à des novilleros trop inexpérimentés. Vérité ou simple rumeur, ça crée l'ambiance, ça écrit un peu l'histoire, et ça fait parler.
Trois ans tout juste pour trois d'entre eux mais une allure irréprochable, typique de la maison. C'est du sérieux. Les craintes et contrariétés d'avant-course sont immédiatement balayées par la caste de ces Saltillo. Ça commence fort : trois avis pour Paco Chaves dès le premier novillo, puis trois autres pour Miguel Hidalgo au cinquième. Ça avance pied au plancher. La caste parle. La acorazada de picar agit. Il y a longtemps que nous n'avions pas vu une course se faire piquer à ce point.
C'est excessif, destructeur et rageant, mais quelque part ça justifie que tout cela existe. Lidias inexistantes, chaotiques, catastrophiques. Seul Domingo Navarro, en ange gardien salvateur, survole l'après-midi. Et c'est tout.
Les novilleros sont impuissants, incapables, ballotés d'un bout à l'autre de la grande piste que les novillos ne se fatiguent pas de parcourir dans tous les sens.
A la fin du spectacle, Paco Chaves, pas mécontent de lui, se laissera aller à déclarer que pareils élevages ne devraient même pas exister.
Je ne lui en veux même pas à Chaves. Je l'imagine juste assez stupide pour aller oser répéter tout haut ce qu'il doit entendre dire tout bas à longueur de journées dans les milieux autorisés.
L'ennemi de l'intérieur. Si vous aviez un doute, en voilà une démonstration par l'absurde tristement évidente, à défaut d'être éclatante.
Qu'avait-elle de si terrible cette novillada ? Eh bien rien justement, juste de la caste, de la mobilité. Rien de terrorifique, d'assassin ou de malsain. C'était simplement une course variée, brave ou mansa, souvent noble, et toujours animée de cette fameuse mobilité et de ce souffle devenus denrées rares.

Après la course, sur le parvis des arènes, au pied de la grande porte, une ganadera vient nous saluer. A voix basse, comme un secret un peu honteux, elle nous ouvre sa main, nous montre quatre doigts.
— Quatre. Des six j'en ai aimé quatre… mais je parle à voix basse car je suis accompagnée de la fiancée d'un des novilleros…
— Et nous,
señora ganadera, nous avons aimé les six, même les deux mansos !

Villanueva del Río y Minas, quelques jours plus tôt. Finca Valdevacas.
Le contraste est saisissant. Le sentiment que dans ce campo exubérant se meurt en silence un morceau d'histoire : Isaías y Tulio Vázquez.
On se demande même si le vieux gardien, pas si vieux que cela au demeurant, qui prend le frais avec ses chiens à l'ombre du cortijo a encore quelque chose à faire de ses journées.
Dans le 4x4 qui nous ballotte d'un bout à l'autre d'un campo aussi superbe que désespérément vide de toros tels qu'on les rêve, je me risque à demander au mayoral qui n'appelle plus les sementales que par leur numéro pourquoi le nombre de vaches est si limité et pourquoi la camada de l'année est aussi modeste.
— Hombre… porque eso va muy mal…
Je ne sais pas trop s'il parlait de Tulio en particulier, ou de la Fiesta en général. Peut-être un peu des deux.