11 mai 2010

C'est du passé


ANTÓNIO JOSÉ DA VEIGA TEIXEIRA

Avant de partir à la rencontre d'António da Veiga Teixeira, nous écoutions son ami Fernando Palha évoquer, entre autres savoureuses histoires celle de la vache 'Chinarra', un temps pas si lointain où il avait côtoyé le père, António José da Veiga Teixeira (1926-2007). « Un homme... Un homme... » Il écarquillait les yeux et arrondissait les lèvres, comme s'il allait siffler, tout en rapprochant les mains sur sa poitrine pour tenter d'exprimer ce que les mots ne pouvaient dire : le respect dans les yeux, l'admiration sur les lèvres et toute l'affection pour un ancien — ganadero qui plus est — dans le creux des mains...

Je connais plutôt mal l'histoire du Portugal mais les quelques pans arrivés à ma connaissance suffisent à m'expliquer, forcément à grands traits, le pourquoi de cette vaporeuse mélancolie dans laquelle les Portugais rencontrés m'ont donné l'impression de flotter. Il règne sur ce bout de terre faussement occidental une atmosphère où tout semble en suspens, où le présent paraît prendre son temps pour ne pas avoir à distancer un passé « objet » de toutes les convoitises — avouées ou non. Nostalgie d'un Portugal à l'étroit dans ses habits, comme tant d'autres pays, d'une grande hauteur de vues, bien entendu.

En tout bon passé qui se respecte, celui d'António da Veiga Teixeira renferme ses moments de joie et ses zones d'ombre. Il était inutile d'attendre et nous n'avons pas tardé à l'apprendre. Il lui fallait en parler vite et avec détachement pour que nous sachions qui il était vraiment. António soigne depuis trente-quatre ans une plaie qui ne cicatrisera jamais : la mort violente du frère. Il vit dans le souvenir pudique de ce jour de 1976 où la brutalité a parlé et le sang a coulé ; celui de son cadet Francisco, vingt ans, qui au péril de sa vie protégea ce qu'il avait de plus cher : des chevaux. Ceux-là mêmes qui font la fierté d'António.

Les Veiga Teixeira possèdent des lusitaniens de grande lignée et la présentation au pied levé d'un superbe étalon, sorti spécialement de son box peu avant notre départ, nous aura impressionnés — à l'égal de cette vallée du Sorraia bénie des Dieux à qui les troncs torturés des chênes-lièges donnent toute sa majesté. La pluie, tombée en abondance au cours des quinze derniers jours, avait contraint le ganadero à mettre les sabots de sa camada de toros au sec, en la déplaçant de la finca historique de « Pedrógão », paradisiaque croit-on savoir, aux environs de Biscainho. Il en était visiblement contrarié.

Depuis le temps qu'il n'avait pas reçu la visite de « journalistes » français pour un reportage qu'il aurait souhaité complet ! Avec un sens de l'hospitalité aux antipodes de celui de Rita Vaz Monteiro, António a bien essayé de nous retenir en nous invitant, au choix, à déjeuner en sa compagnie avant un entraînement de forcados, ou à assister à une tienta sans pouvoir me rappeler quand exactement. Si vous lisez ces lignes, cher António, sachez que tout ce que je n'ai pu voir ce jour-là, pour cause de météo agitée, de reliefs escarpés ou de rendez-vous programmés, nourrit la promesse de se revoir sans tarder.

Tandis que les fundas n'émeuvent déjà plus grand monde, et ce jusqu'au sein même du cercle restreint des aficionados dits a los toros, je suis prêt à parier gros que lors d'un retour prochain sur les terres de Veiga Teixeira pas une seule tête en sera affublée — il faut avoir lu l'effroi sur le visage d'António pour entendre ma conviction. A propos de retour, il n'en finit plus d'espérer celui en corrida de toros... Où vous voudrez mais pas à Nîmes, cette plaza de tercera dont la cuisine peu ragoûtante l'a durablement refroidi — il raconte l'amère expérience avec le même dégoût mâtiné d'incompréhension qu'il y a dix ans !

Patient, António patiente. Francophile, António parle français avec bonheur. Eleveur de toros, António élève des toros sérieusement présentés qui, pour la plupart, n'apprécient guère la présence d'un 4x4 dans les parages et profitent d'un terrain particulièrement vaste et accidenté pour fuir ou briller par leur absence : de la trentaine de toros de saca, nous n'en aurons aperçu qu'une petite dizaine. En nombre toutefois suffisant pour se faire une idée plus que bonne de la beauté du bétail, ainsi que de l'attachement viscéral d'António pour ses protégés — au moins aussi tangible que celui de Fernando pour les siens.

Le 4x4 se mit à descendre jusqu'à un point au-delà duquel notre hôte aurait vraisemblablement perdu le calme et la distinction que son visage poupon supporte en toute circonstance. C'est alors qu'il braqua d'un coup sec et judicieux pour entamer un demi-tour salvateur. Soulagés, presque détendus, une vision vint soudainement nous secouer de la tête aux pieds ; là-haut sur la butte nous guettait une estampe de toro. Comme Fernando se remémorant António José, nous écarquillâmes les yeux tout en chuchotant son matricule : « 206... 206... » Sa puissante silhouette nous hanta toute la soirée — on en parle encore.

Ses origines ? Sans surprise, les Veiga Teixeira sont à ranger dans le tiroir « Pinto Barreiros », puisque nous avons affaire à un élevage portugais et que les élevages de ce coin d'Ibérie ont très souvent quelque chose de Pinto Barreiros en eux. Dans son Tierra Brava (2003), Jean-Louis Castanet précise l’ascendance des solides masses noires : « Essentiellement axée sur le traditionnel Parladé portugais par Pinto Barreiros, à savoir Gamero Cívico-La Corte sur fond de Santa Coloma-Félix Suárez. S'y ajoutent de l'Oliveira (même sang) et une tentative Alcurrucén (Carlos Núñez). » Félix Suárez ? La part Santa Coloma des Cuadri...

>>> Retrouvez sur le site, rubrique CAMPOS, les quelques Veiga Teixeira que nous avons pu approcher ce jour-là.

Images © Laurent Larrieu/Campos y Ruedos