03 juin 2007

"Un peu de bleu dans le paysage"


Il pleut, il fait froid et le ciel on ne le voit pas. De bout en bout, des nuages de suie, des routes piégeuses, des paysages graves et la radio qui égrène des prévisions météo de mauvais augure. À destination, j’improvise avec légèreté une pause pipi trente mètres en face de la boutique de la cave coopérative que j’imaginais fermée ! Juste le temps de capter un sourire complice et, soulagé, je remonte dans la voiture que je réussirais finalement à garer, pas trop mal, derrière les arènes après m’être faufilé au milieu de grappes de festayres, pas très frais. Suite à un contrôle de routine, le nez dans le coffre, je constate, navré, que j’ai oublié mon K-Way — pas le poncho mais lui je ne l’aime pas car je sais qu’il me faudra bien un quart d’heure pour l’enfiler de travers.
— Vous cherchez une place ?
— Non, désolé, elle m’attend au guichet.

Mon billet en poche, en guise d’échauffement, j’arpente l’esplanade au radar, je croise des visages "qui me disent quelque chose" et je me salis les doigts avec un programme de féria, vilain comme tout, en tous points.
— Vous cherchez une place ?
— Non merci, bonne chance !

C’est le moment de rejoindre les corrals via la galerie des arènes où, mis à part les photos de chez Cuadri de Javier Arroyo, rien n’incite à s’attarder. Les Adelaida, groupés et sur le qui-vive, me demandent ce qu’ils fichent encore là, je leur réponds que je viens seulement d’arriver mais que je vais aller me renseigner, si le temps, au propre comme au figuré, me le permet. Quant aux Margé bien encornés, sages comme des images et immobiles sur la paille humide, disposés de telle façon qu’ils se répartissent parfaitement l’espace, couchés les yeux mi-clos avec leurs (courtes) pattes recroquevillées sous leurs robes (certaines spectaculaires), j’ai l’impression d’avoir sous les yeux les santons d’argile d’une crèche. Même pas déçu, presque indifférent, je pars échanger quelques paroles précieuses lors d’un rendez-vous éclair de fraternité taurine valant à lui seul le déplacement. Nous croisons les alguazils qui paradent (leur unique vocation ?) en rêvant tout haut de voir, rigolards, les picadors enjamber des montures aussi sveltes et à peine plus habillées. Nous nous séparons, rigolards toujours, sur une maxime cérétane en terre gasconne : « Le bœuf est lent mais la terre est patiente. »

Escalier F, « Bonjour ! », « C’est cet escalier » m’informe la sécurité, « Merci ! », « Bonjour ! ». Je me munis de l’apartado traditionnellement allégé des indications de poids et annonçant : 6 barcial marqués du f (nada en réserve...), deux cinqueños en 2 et 3ème position, des noms du cru comme 'Batanerito' ou 'Rosito' (qui ne montrerait pas pattes blanches, pour un patas blancas ça fait désordre) et 'Lunarito', en mouton noir, qui pousserait la coquetterie jusqu’à ne pas arborer l’autre trait caractéristique de la maison : la tache blanche sur le front. File 7, « Bonjour ! », je saisis le programme, je lis « Sauvegarde du 1er tiers »1 et je deviens soudain anxieux, feignant de ne pas comprendre. Place 11, « Bonjour ! », « Je s’rais vous, j’enfilerais mon poncho tout d’suite », « Ah, vous croyez... », « Regardez ! », « Grrr... ». J’ai l’air de quoi avec mon bob et mon poncho bleu ? À mon aise (la pluie a du bon), le derrière posé sur mon coussin CTV, je suis fin prêt pour accrocher de l’œil les Barcial dans la pénombre avant de les voir débouler dans le ruedo, leur devise noire et blanche fraîchement clouée dans le morrillo2 par l’énigmatique et quasi mythique silhouette coiffée du couvre-chef des mayorales. Je pense tout bas : « Pas si malheureux, ceux capables de se contenter de si peu. » Il est 18 heures, escalier F, file 7, place 11.

1 S’agit-il d’un simple slogan ou, avant que la course ne commence, la présidence est-elle amenée (soyons naïfs !), entre autres possibles initiatives, à s’entretenir avec les picadors et les matadors pour leur signifier ses attentes comme, par exemple, exiger une troisième mise en suerte après les deux réglementaires et quelque soit l’"état" du toro, si la première rencontre au cheval devait s’éterniser plus que de raison ?
2 Qui ne connaîtra malheureusement pas d’autres agressions...

Image Vic 2005 : sortie du La Quinta lors de la corrida concours © François Bruschet
Le titre est celui d’un ouvrage de Pierre Bergounioux (Brive 1949).