L’époque est révolue où les vrais livres se soutenaient de leurs seules forces. En ces temps de surproduction éditoriale, il est malaisé de séparer le bon grain de l’ivraie et l’on risque de s’abuser sur les raisons véritables pour lesquelles certains livres méritent d’être distingués.
Je voudrais donc aider à prévenir un malentendu. Car les dévots sont les pires ennemis de leur cause. Confondre la pièce avec le décor, et donner à penser que ce livre ne s’adresserait qu’aux seuls aficionados, ce serait en réduire considérablement la voilure.
Le sens de la marche ne s’affranchit pas moins des conventions de la littérature taurine que, par exemple, L’Epervier de Maheux de Jean Carrière débordait le cadre du roman régionaliste. Ce rugueux et bref récit autobiographique, qui résonne des accents inouïs de la sincérité, est un grand livre en raison de la loyauté méthodique qui l’inspire et de la voix si difficultueuse qui l’a dicté. Qu’il s’adresse donc aussi à ceux qui aiment d’amour les livres mais que la tauromachie indiffère, je le crois.
On connaissait le Transsibérien de Cendrars, ce train fou en route vers les lendemains qui chantent et qui retombe toujours sur toutes ses roues. Celui de Montcouquiol est un train d’après la catastrophe, d’après l’effondrement. Il cahote sur des cailloux. Le temps de ce voyage cruel c’est l’éternel présent du deuil et du litige, de la voix endeuillée et du vide d’univers. Quand il n’y a plus d’horizon et plus d’issues, on ressasse. On musique.
Thème et variations. On ordonne des bouts épars de vies mortes et, comme si l’on avait en soi un ennemi auquel on prête ses dents, on passe la sienne à la question avec le sérieux d’un inquisiteur.
Cependant, parce que l’insomnie est une disgrâce, l’introversion un désastre et la mélancolie un poison, on meurt de ne pas mourir, on écrit de ne pas écrire et l’on vit de ne pas vivre. Cent pages contre dix ans de tourments. Est-ce bien raisonnable ? Hé bien oui, puisqu’on témoigne malgré tout d’une espèce d’espoir, de l’inexorable espoir qui fait tenir debout, quand l’impuissance ou le manque devient lui-même une ressource. Oui encore, parce qu’en composant Le sens de la marche, qui est plus qu’un codicille à Recouvre-le de lumière, l’auteur a changé de régime d’écriture, et qui sait, donné du sens à sa vie. Du titre mystérieux de ce livre, peut-être que Rimbaud nous livre la clé : « La crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant route. » En déduire que Le Sens de la marche est le livre d’un poète, je le fais volontiers.
Serge Velay