L’année 2008 aura été marquée par les discussions sur le premier tiers, c’est un fait. Du début de temporada avec de notables corridas-concours aux débats hivernaux lancés par la FSTF en passant par l’utilisation polémique de la pique andalouse à Beaucaire, le tercio de varas fut et est au cœur des tertulias. Les intentions des intervenants ne sont pas toutes identiques, évidemment. Si de nombreuses personnes cherchent des solutions pour valoriser ce tiers, d’autres tentent discrètement une dévaluation pour viser à l’anéantissement. Soit. Mais sans naïveté, parler du premier tiers est indéniablement une bonne chose. Et ce pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, parce que pratiquer le premier tiers comme il se pratique à présent est intolérable. Poursuivre dans le sens actuel n’aboutira pas seulement à la mort de celui-ci mais également à la disparition de la tauromachie. Ainsi, remettre en question le tiers actuel est légitime. Cela est risqué, pour sûr, car toute remise en question induit des pertes ou des gains. Mais, sans évolution, la mort est assurée. Alors qu’avons-nous à perdre ? Une mort plus rapide mais nous avons aussi à y gagner la survie. N’ayons pas peur et risquons-nous donc à cette remise en question.
La tauromachie a évolué sans pour autant que ces règles ne subissent de profondes mutations. Ainsi, le tiers de piques est en proie à un immense décalage entre la théorie et la pratique, un éloignement qui lui est très préjudiciable. Les habitudes augmentant ce côté néfaste. Là n’est pas l’objet de mon argumentation mais un exemple s’impose tout de même pour bien comprendre les aberrations actuelles. Jadis, la bravoure était différente et l’on s’attachait principalement à savoir si le toro allait ou non au cheval. Et une fois au cheval, il y restait relativement peu de temps. Mais aujourd’hui, pratiquement tous les toros partent au cheval et y restent aussi longtemps qu’on les y laisse. Ces changements ont révolutionné les conséquences des piques mais aussi les critères de jugement de la bravoure. Les exigences se sont accrues. Ce qui importe désormais pour jauger un toro, c’est de voir sa manière de charger et de pousser. Malgré cela, le premier tiers n’a pas eu droit à son évolution qui aurait permis de le réviser pour garantir le but pour lequel il fut créé : jauger la bravoure du toro. Il n’a pas eu cette chance et a dû s’adapter anarchiquement. Et quelle fut cette adaptation ? Fondamentalement, une diminution du nombre de rencontres pour répondre à l’allongement de celles-ci. Alors que son évolution logique aurait dû tendre au contraire vers un raccourcissement des rencontres pour en maintenir le nombre.
Restons-en là pour l’instant sur l’analyse technique du premier tiers car il semble important d’aborder le sujet par un autre versant. A chaque problématique tauromachique, lorsque nous engageons une réflexion, nous avons tendance à nous précipiter sur les détails. Avez-vous remarqué ? Reprenez un tract de l’ANDA pour vous en convaincre. Emportés par notre passion, nous nous lançons trop souvent corps et âme dans une énumération minutieuse des problèmes. Distance entre toro et picador, mauvais placement de la puya, montage des piques frauduleux, etc. Ces arguments sont légitimes, certes, essentiels même, mais cette observation microscopique des défauts peut faire oublier l’essentiel.
Avec un peu de recul, il peut être pertinent de se demander si ces fautes ne sont pas les conséquences au lieu d’en être les causes. Et de fait, s’attaquer aux conséquences avant d’avoir résolu les causes apporte très peu d’effets correcteurs. Pour imager le contexte, les aficionados qui se préoccupent des ces problèmes seuls sont comme des pompiers qui éteignent un feu. Leur action, aussi méritante soit-elle, reste locale et n’empêche en rien de nouveaux départs de feu.
Tentons de décanter le sujet. Pourquoi le premier tiers est-il systématiquement saboté, bâclé ? Peut-être tout simplement parce que personne n’y trouve d’intérêt ! Prenons le torero. Qu’a-t-il à gagner dans un déroulement correct du premier tiers. Rien, bien au contraire, il a tout à y perdre. S’il valorise son adversaire, il prend le risque que le public prenne partie pour le toro et le déconsidère injustement. Prenons en exemple Luis Miguel Encabo qui pâtit de nombreuse fois de ce phénomène. Le voir être sifflé après une faena jugée en-dessous alors qu’il s’était auparavant démené pour mener un premier tiers dans les règles est une récompense bien cruelle, vous en conviendrez. Qu’a-t-il gagné à démontrer un tel engagement ? Des reproches et simplement des reproches. Venons-en au picador maintenant. Aura-t-il une prime s’il pique correctement ? Une reconnaissance de son supérieur ? Non, bien-sûr que non. Tout au plus raflera-t-il des applaudissements et… une grosse bronca de son torero pour lui avoir volé la vedette. Et pourquoi donc ? Parce que son supérieur, le torero, n’a rien à gagner dans un déroulement correct du spectacle. Le principe est humain. Le décrire ne revient pas à le blâmer, mais il convient de le comprendre pour penser à d’éventuelles solutions.
La problématique peut être transposée à d’autres thématiques : professionnelle, familiale, ou autre. Pour changer les choses, apporter des améliorations ou couvrir des objectifs, il n’existe pas des solutions mais une solution. Une et une seule : INTERESSER. Par contre, il existe différentes manières d’y parvenir, l’intéressement pouvant être perçu de diverses façons : argent, valorisation, etc.
Nos amis Cérétans nous ont montré l’exemple avec grand brio cette année. Voulant promouvoir le premier tiers, ils affichèrent en piste le nom du picador. Au sens strict de l’information, la chose peut paraître anecdotique, n’apportant rien de plus que le simple fait de lire le programme. Mais il faut dépasser cette vision simplifiée de l’acte cérétan. Car cette pancarte n’est pas destinée au public mais au picador. Au-delà de l’aspect informatif, il faut ici voir un acte de reconnaissance, l’attachement d’un intérêt particulier à la personne du picador qui a pour but d’initier une motivation spécifique. Nous sommes ici dans un exemple d’intéressement où l’on valorise la profession.
Ceci n’est qu’un exemple et il y a de nombreuses autres manières de créer l’intéressement. Evidemment, plus l’intérêt suscité est important et plus les chances de réussite sont fortes. Et qu’est-ce qui importe le plus dans une arène pour un professionnel ? Les oreilles. Oui, les oreilles. Je vous entends déjà. Oh moi les oreilles, peu m’importe. Et c’est à mon sens un tort. Car il s’agit là d’un vecteur universel qui étalonne la qualité du spectacle et la transporte au-delà des murs d’une arène. Peu importe les justifications des trophées, volés ou mérités. Ce sont eux qui classent un spectacle, qu’on le veuille ou non. Et surtout, ce sont eux qui motivent les professionnels.
Ce ne sera pas pour nous montrer qu’un toro est brave qu’un torero se défoncera. Soyons lucides.
Mais il le fera pour couper un trophée. Car mener un premier tiers dans les règles n’est point une épreuve insurmontable. Bien au contraire. J’oserais même dire qu’il s’agit d’une tâche aisée comparée à certaines faenas d’infirmier qui relèvent plus de la magie que du toreo. Morante de la Puebla nous l’a encore démontré récemment et avec une grande facilité, allant jusqu'à convaincre les plus sceptiques. Il ne s’agit pas d’un problème de compétence mais bien de motivation.
Ma solution ? Vous l’avez devinée j’imagine. Elle est extrêmement simple, aussi simple que le guarismo pour vérifier l’âge des toros : inclure le premier tiers dans l’attribution des trophées. Il convient de débattre comment, selon quels critères. Mais pourquoi ne pas valoriser d’une oreille l’exécution brillante d’un premier tiers ? Et au contraire, empêcher l’octroi de deux appendices, si celui-ci est bâclé.
En intéressant ainsi les toreros, je suis sûr que nous assisterions à de bien meilleurs tiers. Et les bienfaits se dénoteraient bien au-delà. Fini l’aspect concurrentiel des peones vis-à-vis de leur maestro puisque les points gagnés par ceux-ci leur profiteraient. Pour le coup, le torero payerait comptant une mauvaise action de sa cuadrilla, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. La cuadrilla ne serait plus cantonnée au rôle de révélateur mais d’acteur et les meilleurs picadors et peones se retrouveraient avec les meilleurs toreros. Et le toro ? Il sera forcé de suivre l’évolution. Les éleveurs seront obligés d’élever un toro qui supporte un vrai premier tiers pour permettre aux toreros de briller. Tout autant qu’ils sont aujourd’hui obligés de produire des toros nobles pour permettre la faena. Bien plus que le premier tiers, la tauromachie tout entière en serait revalorisée.
Vous n’y croyez pas ? Rassurez-vous, personne ne croyait au guarismo avant le congrès de 1968.