09 octobre 2008

It's 4 in the morning


Paris, le 8 octobre

Salut Vieux,

J'arrive avec quelques mauvaises nouvelles : aujourd'hui ils ont encore donné le Nobel de chimie à d'autres, deux Américains et un Japonais. Tu me diras que de toute façon, il vaut mieux l'avoir seul, ça évite de partager le chèque, mais le discours à l'Académie royale des sciences à Stockholm en queue de pie, ça doit avoir de la gueule. Tant pis. Faut avouer que tu ne remplis plus les critères pour l'obtenir et qu'après tout tu n'y a jamais cru, à juste titre certainement, seul moi y croyais pour sourire un "encore raté" chaque mois d'octobre. C'est de moins en moins drôle, j'en conviens. Dans le même ordre d'occasion ratée pour pas grand-chose, Scarlett Johansson s'est mariée il y a quelques jours. Avec un autre. Ça aurait eu de la gueule pourtant ! Ta queue de pie, ton diplôme et "ma" Scarlett dans la petite église de Charly, peut-être un peu sous-dimensionnée pour l'événement. Raté donc.

Je voulais t'écrire de Madrid où j'ai passé le week-end dans la douceur de l'été indien, mais à force d'attendre qu'il finisse par se passer quelque chose de vraiment marquant à Las Ventas, j'ai fini par rentrer sans avoir noirci la moindre carte. Non pas que nous n'avons rien vu, bien au contraire, mais ca n'est guère allé a más au cours de ces trois jours. Tu te souviens quand on allait à la tertulia de La Muleta à Arles et qu'on rigolait en reprenant la voiture sur les théories fumeuses d'un président de course qui refaisait la corrida à partir d'un changement de détail ? "Et là, si Joselito ne pinche pas au 4è, il coupe l'oreille, donc il met la pression à Ponce et la corrida va a más, etc." mais la corrida n'était pas allée a más et sans ce gars qui s'appelle... Mas, d'ailleurs, on n'aurait guère de souvenir de cette tarde. On rigolait bien avec cette expression, même s'il fallait rentrer et remater la temporada sur la Féria du Riz, un peu amer et sans Silvana Mangano. Les choses sérieuses reprenaient souvent après le Riz à l'époque, parfois les Vendanges. La rentrée, les cours, et le décompte pour tenir jusqu'à la résurrection prochaine. "Ça tombe quand Pâques l'an prochain ?"

Madrid ce week-end donc... En arrivant aux arènes, j'ai demandé à Frédéric si on n'aurait pas mieux fait de s'en tenir à Tomás à Barcelone pour cette année, histoire de finir cumbre. Je ne débordais pas de confiance sur cette petite féria et j'ai beau jeu de jouer les petites Cassandre exaucées à présent. Tu te rappelles de Perera ? Je crois me souvenir que nous l'avions vu dans je ne sais quelle arène romaine quelques années auparavant et qu'il m'avait prodigieusement ennuyé. Depuis, il a fait du chemin, ouvert toutes sortes de portes, grandes, consulaires et je ne sais quoi... sans jamais me donner le pellizco, malgré un sitio insolent et une ceinture à faire s'effondrer le Bolchoï de jalousie. D'ailleurs, s'il a coupé trois oreilles, il m'a semblé que son sitio avait perdu en insolence et que tout était joué un peu à contretemps. Un soufflé qui ne montait pas comme il aurait dû. Dans le triomphalisme ambiant de la temporada, on s'attendait sur le papier à une course potentiellement historique (ça commence à beaucoup s'allonger l'histoire tu sais !), on s'est contenté d'une course entre la figue et le raisin, dans une ambiance étrangement froide. Tout était un peu à contretemps, te dis-je, un peu de vent, un peu moins de sitio, un peu d'émotion, un peu de toros, juste un peu.
Qu'à cela ne tienne, la soirée fut festive avec une cuadrilla hétéroclite où tu tiendrais certainement bien ton rang ! Tu aurais parlé plus avec notre copain compositeur Slovaque de Dvořak et Smetana qu'avec toutes les filles qu'on a croisées. Au niveau de la phrase lapidaire comme un trincherazo, on aurait eu droit à une belle competencia entre lui et toi. A partir d'une certaine heure, faut surtout compter sur toi pour lâcher dans un sourire un brin narquois : "Faites pas trop les zouaves", au moment de partir te coucher. C'est là qu'on a commencé à se gercer les lèvres aux glaçons des Bacardi Limón et faire les 400 coups dans les boîtes autour de Santa Ana avec des critères sélectifs allant a menos, pour le coup. Si nous avions partagé la chambre, je ne sais pas si j'aurais osé rentrer à 5h passées.

Le lendemain, les Victorino étaient "modernes" et nous sommes passés à côté d'un bon moment faute de toreros. Frustrant. Tu liras le compte rendu dans Toros comme d'habitude, j'ai renouvelé l'abonnement. Rien à voir avec l'étonnement et l'émotion de cet avril 1996 quand, débarquant à Séville dans la journée on avait assisté à la présentation de l'élevage et du Tato à la Maestranza. Ce jour-là, on avait acheté les places moins cher à la reventa qu'au guichet. Une sacrée affaire ! Tu étais fier d'avoir réservé l'hôtel de Manolete à Séville ; j'y suis retourné avec Nilo cette année, ça n'a guère changé.

Samedi soir, j'ai regretté que tu ne sois pas au tablao pour le baile flamenco. Alba Heredia, une petite de 13 ans nous a retournés. En dansant son visage prenait une dureté apparente qui semblait refléter le double d'années de souffrances amoureuses.
¡Vaya chispa! La soirée a suivi son cours jusqu'à devenir l'aube. On a voulu aller boire un chocolate au San Ginés, mais on a renoncé devant la queue. Dommage, car depuis que tu m'y as initié, j'ai presque 20 ans d'afición au chocolate a la taza. On a fini dans le joli appartement de Bego autour d'un ColaCao, Luis, un jeune guitariste gitan avait une corne incroyable au bout des doigts et des ongles longs comme la nuit ; Benjamin et moi en avons même oublié que nous tombions de sommeil. Sur place tu aurais certainement parlé d'acheter un appartement similaire au centre de Madrid, pour le plaisir de jouir de l'idée. Un peu comme quand on se contentait d'évoquer l'éventualité de ne pas rentrer à Lyon quand la journée et la course avaient été vraiment bonnes. On n'est jamais allé à Madrid pour les toros ensemble. La première fois, pour la Toussaint, j'avais 10 ans, tu m'avais vendu l'invraisemblable chambre-débarras de la résidence universitaire comme un lieu magique parce qu'une plaque témoignait de la présence de García Lorca dans ces lieux quelques décennies auparavant. J'aguantais peu les heures tardives du dîner, même pour un cochon de lait, mais j'ai un grand souvenir de ma première visite à Las Ventas : l'incongruité de cette statue d'un Ecossais bienfaiteur indirect des toreros, le monument pour le Yiyo qui était à l'affiche de ma première corrida et cette déception devant la confirmation que même à Madrid, novembre n'est plus un mois pour les toros.

Dimanche fut magnifique, d'un point de vue culinaire déjà... François nous a emmenés dans ses lieux de prédilection, revuelto aux cêpes, bacalao, mollejas et Mauro. On a même achevé le séjour avec de la cuisine japonaise "fusion". Je te vois tressaillir d'ici ! Une magnifique journée aussi parce qu'au moment de la quitter, Madrid nous a livré une douceur invraisemblable, comme une femme jusque-là indifférente s'appliquerait à distiller quelques gouttes de son charme avant de prendre congé. La coquetterie de susciter un regret.
"Adieu chère bien-aimée ; je vous en veux un peu d'être trop charmante. Songez donc que quand j'emporte le parfum de vos bras et de vos cheveux, j'emporte aussi le désir d'y revenir. Et alors, quelle insupportable obsession !" C'est ce que Baudelaire écrivit à Madame Sabatier le 31 août 1857 après qu'elle lui eût cédé. N'est-ce pas qu'il est difficile d'avoir le courage d'écrire une lettre après avoir lu ça? J'imagine Serafín Marín à Barcelone lors de la faena de Tomás au 5è.

Pour ce qui est de la corrida, son seul intérêt fut de nous laisser dériver vers des débats inutiles et précieux sur la différence entre la litote et l'euphémisme ("On n'a pas vu grand chose ce soir", qu'est-ce donc ?), la "gloire" de Rodrigue et Chimène et ce que ce concept cornélien a de légitime pour qualifier le fait "d'être torero". On s'est régalé avec des définitions de pelage pour qualifier les robes des Peñajara. Ce genre de plaisir pour lequel tu disais qu'avant d'apprendre à qualifier les différents accidents de pigmentation, il convient de commencer par savoir bien voir une corrida. Verdad.
Une fois de plus, je regrette de n'avoir pas pu partager ces moments avec toi. Je me souviens que tu as fait ta despedida pour l'alternative de Savalli à Arles, on n'a pas toujours l'opportunité d'avoir bon goût, c'est vrai. Je te taquine ! C'était pour le Riz 2006 d'ailleurs, comme quoi...
Le meilleur souvenir de toro du week-end restera le Fuente Ymbro, sobrero encasté et allègre de vendredi, face auquel David Saleri s'efforça de rester digne sobresaliente après la blessure de trop pour Perera.
Pour lui aussi, j'imagine aujourd'hui ce qu'il a pu ressentir seul en piste sous les projecteurs. Il y a 29 ans tout juste, c'est un peu en sobresaliente que je commençais à m'ébrouer derrière vous deux qui alterniez en mano a mano. Je n'étais pas si pressé que ça que vienne mon tour.

Je t'embrasse.