15 octobre 2008

Fernando Palha


À Isa... Lui seul savait...

Les longs murs s’effilent à perte de vue, aspirés par le bruit fuyant des wagons. Il n’y a que deux quais, peut-être trois. Aucun empressement ne les anime. Tout s’accomplit au long cours de gestes répétés toute une vie. Ça a des airs de Sicile années 1950 mais c’est l’Atlantique, pourtant, qui souffle ici en pénétrant le Tage. Les trains suivent le souffle et certains vont se perdre au nord de ce pays rectangle qui regarde à l’ouest.
Au fil régulier des arrêts de banlieue, Lisbonne, lentement, s’efface sur elle-même, bercée fatalement par la folie douce et mélancolique des lieux où vient s’échouer la terre.
- "Enfants, nous allions à l’école à Vila Franca dans cette calèche".
Elles sont deux en vérité. Deux calèches bien mises, presque briquées. Elle n’ont plus d’autre utilité que d’être regardées dans un coin de pénombre. Antonio frôle la cinquantaine, la touche-t-il du doigt peut-être. Il était enfant dans les années 1960. Il allait à l’école, à Vila Franca de Xira, en calèche de bois lustré. Sous la lanterne encore là, une plaque de fer et dans le fer un nom, seulement un nom : PALHA.
- "Señor Miura, nous nous proposons de vous donner le titre de Marqués de Costillares.
- Merci Votre Majesté mais le nom de Miura me suffit."

Palha aussi doit largement suffire. D’une plaque discrète au devant d’une calèche, l’espace rapidement est dévoré. Il est partout : PALHA. Palha sur de vieilles affiches qui décorent le souk, Palha en épitaphe de deux têtes cornues bourrées de paille et qui attendent là un plus tard. Palha sur la poussière. Un jour, c’est possible, ils en feront un musée.
Accroché très haut sur le mur, un jabonero assassin éclaire avec difficulté une nuit qui semble ne plus vouloir quitter ce hall d’entrée.
- "Et celui-là, vous voyez, il a la tête d’un Miura."

Derrière la porte, le jour est installé. On prépare midi à neuf heures. Vingt-quatre couverts, comme hier, comme demain. Le village pourrait avoir un creux. Même les fantômes du passé monarchique ont ici leur trône, juste à côté de celui qui tient la baraque, l’héritier des Palha.
Il est assis au centre d’un bureau anodin, la tête penchée sur les tracas du quotidien. Sans le lieu, sans l’Histoire, il remplirait des mots croisés sur une terrasse de bord de mer. Fernando Pereira Palha a 75 ans, un veston parfaitement repassé et parle un français ébouriffant de facilité et sur lequel flotte une heureuse nostalgie depuis que son enfance fut bercée par les mots d’une préceptrice d’ici effondrée au jour annoncé du départ.
- "Mes amis, vous allez voir mes pauvres vaches mais sachez vous montrer cléments car l’hiver a été rude. Vous savez, j’ai honte de vous les montrer ainsi."

Délicatement, il rajuste le veston parfaitement repassé. Derrière lui, dans cette pièce froide, loin et comme en flou, un type fort à la tête carrée apparaît, tout de bronze, un autre siècle dans l’allure. L’aïeul qui justifie tout ça, le pourquoi des Palha : José Pereira Palha Blanco.
Il a fini neurasthénique. Enfermé volontaire à Areias, anachorète de la haute plongé dans la solitude de son propre empire sur lequel un gouvernement progressiste des années 1930 avait tracé un trait tout droit, un mur symbolique et réel de bitume construit à la règle de fer. De ce jour, les Palha sont à droite ou à gauche de la route, déchirés. Fernando, lui est un peu partout et c’est ce qui l’inquiète. Les bonnes terres se font rares, les vaches sont loin des mâles.
Il coupe le contact. C’est la trentième fois au moins. Il décroche sa ceinture de sécurité. Pour la trentième fois au moins. Délicatement, il rajuste le veston parfaitement repassé. Il n’y a aucun toro en vue. Fernando Palha est un livre extraordinaire à écouter parler. Les pages sont fines, si fragiles à la fin que seuls savent les tourner les souvenirs d’un monde agonisant et ce chant des grenouilles sous l’eau noire de la petite mare. Ses mots sont des toros. A : berrendo en negro, B : jabonero sucio… Même les consonnes sont des couleurs. Des toros aux virgules bien longues, de ces virgules majuscules qui figent l’œil, le souffle, suspendus à de silencieuses secondes. Des mots d’un Nouveau testament qui rappelle l’Ancien parce qu’une vache un jour ressuscita d’une crucifixion que lui annoncèrent les hérauts du monothéisme parladeño. Fernando, finalement, n’évoqua que très peu 'Chinarra'. Il rajusta délicatement son veston parfaitement repassé, remis la ceinture de sécurité et tourna la clef de contact. Pour la trentième fois au moins.
Au milieu des cuatreños amaigris, le contact une nouvelle fois coupé, le veston délicatement rajusté, Fernando en a eu assez des mots. Il a délicatement sorti un mouchoir bien plié de son veston parfaitement repassé et a discrètement emprisonné la larme qui en disait plus long que tous les mots, fussent-ils en couleur.


Au fil régulier des arrêts de banlieue, lentement, Lisbonne, sa "chère bonne Lisbonne", a ressurgi sur les bords du souffle de l’Atlantique. En rentrant, au hasard d'une rue parmi d'autres, un vieux tramway a fui dans la vitrine plus vieille encore d'un barbier de quartier. C'est aussi ça Lisbonne, un peu de "caste archaïque" (comme l'écrivent péjorativement certains) au milieu du fil insensé du progrès. C'est aussi ça Fernando Palha... Puisse son archaïsme regarder vers demain...

Retrouvez les galeries des vaches et des toros de Fernando Pereira Palha dans la rubrique CAMPOS.

Dessin Fernando Pereira Palha par © El Batacazo/Camposyruedos
Photographie
Toro de Fernando Pereira Palha, mars 2008 © Camposyruedos