02 octobre 2007

Palma del Río, une journée d'avril... Moreno de Silva

"La Cadillac s’arrêta devant l’entrée de l’hôtel de ville et son passager en descendit rapidement. […]
" Mes taureaux ! hurlait une voix furieuse, ils ont abattu mes taureaux Saltillo ! J’en tuerai dix pour chaque bête massacrée ! »
C’est sur cette promesse que don Felix Moreno faisait son entrée à Palma, décidé à venger ses animaux sacrifiés par un peuple qu’il avait pendant si longtemps contraint à vivre au bord de la famine. […]
En quelques minutes, le sinistre ratissage fut terminé. Don Felix aboya un ordre et des gardes civils emmenèrent les hommes que sa badine avait choisis. […]
Descendant le long des rangs, don Felix compta cinquante hommes. D’un coup de badine, il sépara ceux-ci du reste de la colonne et hurla : « Al coralon ! » […]
« Fuego ! » commanda-t-il.
Se déplaçant lentement de la gauche vers la droite à la hauteur des poitrines, la rafale hacha les corps et fit éclater les pierres de la muraille en une multitude de petits nuages. […]
Sanchez vit ses camarades tressaillir sous les balles et se replier sur eux-mêmes comme des pantins désarticulés. Bientôt, dans la poussière, les corps de ceux dont il avait partagé la sueur et la peine dans les champs de don Felix Moreno n’étaient plus que des formes sanglantes et grotesques. Par-dessus les toits de tuiles moussues, l’écho de la mitrailleuse parut flotter un long moment. Quand la poussière se dissipa au pied du mur, Sanchez vit des bras et des jambes s’agiter convulsivement dans un dernier sursaut. Il entendit aussi des grognements et eut une pensée étrange. Il pensa aux « spasmes des canards décapités ». Il vit alors un officier s’avancer vers les corps enchevêtrés, un revolver à la main. Plusieurs détonations claquèrent jusqu’à ce que tous les corps fussent immobiles. Quand l’officier se retira, l’éleveur se tourna vers les prisonniers qui attendaient et cria :
« Aux suivants ! »"


On a beau aimer le taureau de combat en général, et l’encaste Saltillo en particulier, il est difficile de soutenir le récit romanesque de Manuel Benítez 'El Cordobés', quand ledit récit s’arrête sur le personnage de don Felix Moreno Ardanuy, sans un vague sentiment d’effroi.*
C’est en 1921 que l’éleveur, dépeint de façon si sinistre par Dominique Lapierre et Larry Collins, acquiert la ganadería auprès des Rodríguez Mauro, éliminant tout pour le remplacer par des bêtes de pure origine Saltillo et inscrivant le fer au nom de son épouse, Enriqueta de la Cova.
L’élevage, dont l’ancienneté remonte au 7 juillet 1927, est aujourd’hui à la charge de leur petit-fils, José Joaquín Moreno de Silva, qui est également gérant du fer d’Alonso Moreno de la Cova, mêlant les encastes Urcola et Vega-Villar. Mais ceci est une autre histoire, car lors de notre visite, il nous fut impossible de voir les bêtes de ce second fer, les consignes reçues par le mayoral ne faisant nullement référence à une telle « balade » en-dehors des sentiers battus. Chez les Moreno, on n’a pas l’air de s’être ramollis depuis la mort du Généralissime !
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les toros de Moreno de Silva ne courent plus guère les ruedos. Pourtant, ils bénéficient d’un passé glorieux et sont encore aujourd’hui réputés être les plus purs représentants de leur encaste menacé. Ces raisons seules justifiaient le déplacement jusqu’à Palma del Río, où les portes de la finca "La Vega" nous ont été entr’ouvertes pendant quelques heures.
Les novillos que nous avons ainsi pu admirer sont sans doute les Saltillo les plus « en type » que j’ai eu l’occasion de voir au campo. Des toros fins, élégants, racés, tous dotés du fameux « hocico de rata » ; en les voyant ainsi dans leur enclos, on se prend à rêver de leur comportement sur le sable de nos arènes, et des émotions que ces animaux à l’avenir incertain seraient susceptibles de nous procurer.
Ce n’est pourtant pas la grandiloquence des lieux qui suscite de tels sentiments. Ici, pas de milliers d’hectares au milieu desquels on peut apercevoir, de loin en loin, au milieu de l’immensité végétale et naturelle, une bête encornée. Non, ici, ça ressemble davantage à ces zoos dans lesquels on tâche tant bien que mal de faire survivre une espèce en voie de disparition.
Les novillos de Moreno de Silva pataugent dans la gadoue, serrés dans des cercados trop petits pour leur tempérament de feu, en attendant des jours meilleurs.
"La Vega", c’est un peu de l’histoire. Histoire de l’Espagne et histoire de la tauromachie. C’est un peu triste mais c’est comme ça.

Découvrez la galerie consacrée aux novillos de Moreno de Silva, troisième étape (après Zaballos et Tabernero de Pinto) de notre voyage au sein de l'encaste Saltillo, dans la rubrique "Campos", et la fiche décrivant l’élevage en détail sur le site Terre de toros.

* Dominique Lapierre et Larry Collins, ... ou tu porteras mon deuil, Editions Robert Laffont, 1967.