24 août 2010

A quoi rêve Álvaro Conradi ?


Dans cette énième victoire de l'homme sur la bête, il me semblait qu'on oubliait un point culminant de la mathématique taurine, un détail fondamental pour qui frétille à l'idée de l'alchimie improbable : El Juli venait de s'envoyer goulûment les terribles Santa Coloma de La Quinta, pas moins ! Mais si l'âge m'a passé de contester ce succès pour m'attirer les foudres des candides talibans thermalistes, j'observais toutefois qu'il avait manqué à cette victoire par K.O. en 6 rounds, un poil de virilité dans l'Art de poser le godillot dans l'antre du cornu, exigence burnée mais sine qua non du dominio, à condition que le monstre en question puisse se secouer suffisamment afin d'en balayer l'intrus. C'était, à mon avis, largement le cas. Mais peu importe, nous conviendrons juste qu'il en faudra toujours plus à certains publics pour daigner se gâcher le plaisir d'une victoire à domicile. Qu'il en soit ainsi. Non, non, ma question à moi venait d'ailleurs : où donc était foutu le Santa Coloma des Buendía de ce jour ?

Les "number one" de l'escalafón s'étaient parés de leurs atouts les plus rutilants pour se mesurer à des tíos que l'on pensait forts en gueule et qui furent finalement à peine moins polis que des communiants.
C'est-à-dire que loin d'être des nigauds, qu'on appelle ici et là "modernes", ces bichos avaient toutefois oublié d'être des "hils de pute" increvables, des durs à cuire de ronds de sable, des caïds redresseurs de naseaux, quitte à choper de faux airs de vieux salopards. Même qu'on ne leur en aurait pas voulu.
Où donc avaient-ils balancé ce petit coup de godasse qui vous raye le blaze quand vous clignez hâtivement de la paupière pour une blondasse "plasti-poumonée" de barrera, ce coup de teston qui vous dézingue les molaires pour un derechazo pas bien appuyé, ce "tampon-sanction" qui vous pète en travers pour une naturelle un brin superficielle, et cette déferlante de rage hurlante dans les petos ? Ahhh... la rage hurlante dans les petos... Soupir.

Bref, il manquait cette trouille permanente qu'on déconseille aux femmes enceintes, ce danger pesant auquel on n'invite pas les mamies, cette guerre sans merci où même les braves se félicitent de n'y avoir laissé qu'un bras.

Hasard ou coïncidence ?

Oui, un peu trop bien éduqué, ce Santa Coloma-là, avec le trapío du gendre idéal, en plus. On peut toujours songer à l'erreur de casting, bien entendu, mais il se trouve qu'il y a, depuis peu, un retour suspect de senteur santacolomeña dans les ruedos les plus fleuris, un Santa Coloma que les figuras s'arrachent, telles des mamans devant un tricot soldé à 50 % qui irait bien au petit, un Santa Coloma plus fréquentable que certains Parladé, figurez-vous !

Alors, les questions finissent par débarquer, comme à Omaha Beach : où donc étaient les recalés de l'escalafón résolument collés à ce genre d'après-midis prétendus douloureux ? Et que diable venait faire le gratin du toreo dans ce rendez-vous inespéré ? Y a-t-il une raison pour laquelle El Juli ou José Tomás acceptent soudainement d'affronter les Buendía de La Quinta ou d'Ana Romero, quand il se murmure en même temps qu'ils refusent certains Domecq ou Núñez ? Cela voudrait-il dire qu'il vaut mieux un Buendía d'Ana Romero plutôt qu'un Núñez d'Alcurrucén ? Alors, finalement, faut-il vraiment se réjouir que les figuras souhaitent se cogner quelques santacolomeños bien choisis ?

Curieusement, l'heure n'est pas à l'avalanche de zèle couillu, au dégueulis de pundonor chevaleresque, et la "Légende des Siècles" ne s'écrira pas deux fois. Alors non, je ne crois pas que le mundillo se soit soudainement sensibilisé à la cause taurine, et je ne crois pas à ces effets d'annonce mensongers de l'incroyable rencontre du preux chevalier et de la bête immonde. Cela ne cessera jamais de se négocier à coups d'arrangements de branleurs, de deals foireux, de conditions puantes et autres sales regards de coins de rue sombre. J'ai pourtant espéré, mais le mundillo n'a rien à y gagner, il ne changera donc pas. Nous étions venus voir les Santa Coloma cárdenos d'Álvaro Conradi, ceux-là mêmes qui ont écrit jadis une solide page taurine dans les pinèdes de Roquefort, et nous ne les vîmes pas. Du moins, pas comme on croyait... disons, pas comme on aurait voulu.

L'alchimie brava est une science qui se dose et s'ajuste tous les jours à force de convictions et de sensibilité dans la quête de la Bravoure idéale, de la Caste pure, mais qui s'offre quotidiennement aux sirènes de toutes les facilités. "Je vous mets un peu de ci, si vous m'enlevez un poil de ça", et tout me fait penser qu'il y aura désormais, chez La Quinta comme chez Ana Romero, un Buendía pour Rafaelillo, et un autre pour El Juli. Tout bien refléchi, on en viendrait, dès lors, à prier que celui-ci ne souhaite pas s'en envoyer tous les dimanches après midi, comme on se tape une gaufre au sucre sur la jetée de Capbreton, ou ce Saltillo dénaturé des ruedos festifs du Nouveau Monde. Car, intimement, on préférera toujours la gaucherie "rafaelillesque", devant un tonton râpeux à qui on ne la fait pas, à l'enchanteresse gestuelle du "Juli" face à ce petit toro éduqué auquel on apprend à se servir du couteau à poisson.

Tout est affaire de croyance, de conviction... ou d'interêts, et c'est pour cela que, soucieux, je me demande désormais à quoi rêve Álvaro Conradi ?

Photographie © Jérôme 'El Batacazo' Pradet