L'hiver fut rigoureux, bien plus qu'à l'ordinaire. La roche s'est fendue mille fois sous le gel. Le souffle de la sierra a balayé la crête, pétrifié le soleil et glacé les mémoires. Le village, resserré pour endurer les froids, s'est longtemps assoupi dans les rêves fébriles où naissent les légendes. Les vieux ont raconté. Ils ont dit le passé, entretenu la flamme et réveillé les monstres qui peuplent le Tiétar. Ils ont tous invoqué le granit de Guisando, les monolithes sacrés, immuables et puissants, les combats des anciens, la lune et puis le sang. C'est tout leur héritage, le culte de l'aurochs, de la pierre et du vent. C'est aussi leur présent.
Des hommes sont partis. Leurs semelles ont brisé les dernières fleurs de givre. Ils se sont avancés portés par l'illusion d'un printemps vigoureux aux pointes astifinas. Ils ont marché devant, perpétuant le cycle et poursuivant la quête, inexorablement. Ils ont quitté le pueblo pour chercher des toros dignes de leurs ancêtres.
Aujourd'hui comme hier, Cenicientos attend.
Dans la lumière d'août et la cacophonie des foules bigarrées, Cenicientos attend qu'on ouvre enfin les portes. Agglutinés, juchés sur les corrales, accrochés aux rambardes, les paupières mi-closes guettant dans la pénombre, suspendus à l'espoir d'entrevoir un instant cette masse de cuir taillée dans de la chair et forgée dans le feu, les Coruchos attendent. Ils aiment leurs toros, ils les veulent sauvages, farouches, indomptés et patientent une vie pour les apercevoir. C'est seulement après qu'ils lèvent les yeux au ciel en demandant justice pour le pauvre animal. Ils savent la rengaine. Ils la savent par coeur. Aquí hay mucho toro y muy poco torero. Ils lèvent les yeux au ciel pour implorer la Vierge — la leur, pas celle des autres —, la patronne des lieux qui sait ôter les doutes et conjurer les sorts des montagnes de Gredos. Ils lèvent les yeux au ciel vers la Virgen del Roble, se rangent lentement, en rejoignant leurs femmes, les uns derrière les autres, les pieds dans la poussière, écoutant les aînés qui racontent des fables, de belles fariboles qui parlent de batailles, de luttes mémorables, de faenas d'un jour livrées par des belluaires que l'on n'a plus revus. Aquí hay mucho toro y muy poco torero. Parce qu'ils ont la foi, ou par résignation, les Coruchos se rangent en longue procession, entonnent des cantiques et déposent des cierges en priant pour les toros.
Ils prient pour qu'une fois, une fois seulement, la bête ne soit pas offerte en sacrifice, immolée au cheval, coincée contre le peto, terrassée par la pique. Ils prient par lassitude ou par fatalité pour qu'une fois peut-être, une fois seulement, un vaillant cojonudo ose planter son âme au centre de l'arène, un frêle illuminé qui n'aurait que sa peau et viendrait la jouer pour quelques clopinettes dans un patelin paumé des confins madrilènes. Les cuadrillas le savent, à chacun sa rengaine. Mucho toro y muy poco dinero. Il n'y a rien à gagner qu'une gloire éphémère, un mauvais coup de corne et un trou dans le ventre. ¡Pica, picador, pica!
Dans la lumière d'août, Cenicientos attend qu'un gamin d'infortune, une fois seulement, dessine des volutes avec un bout d'étoffe en tournant sur le sable comme le vent sur les pierres...
Il n'y eut que le sable, les toros et le vent.
Cenicientos attend.
Cenicientos, samedi 14 août 2010. 6 toros d'Alcurrucén — 3 Alcurrucén et 3 El Cortijillo pour être précis, le même encaste Núñez extrait du troisième fer de la maison — pour José Ignacio Ramos, José Pacheco 'El Califa' et Fernando Tendero qui prenait l'alternative.