Il faisait beau. La température était printanière. Les pluies des mois précédents avaient cessé depuis deux jours. Rendez-vous à 10h30. Station-service d’Avis.
Vaz Monteiro. Le toro portugais dans son jus, mariné depuis des centaines d’années. Le toro bio sans apport extérieur, sans pesticide, sans colorant. A dire vrai, ce n’était pas ça que nous venions chercher ici. Pas tout à fait ça, c’est vrai. Depuis quelques années, il se murmurait sans être une rumeur, que la taulière, Rita Vaz Monteiro, avait croisé ses toros de la tierra avec des sementales de Chafick d’encaste Saltillo. C’était ça que nous venions voir, ce croisement détonnant mais pas si invraisemblable au final. Après tout, elle n’était pas la première de l’histoire de la ganadería portugaise à avoir tenté le mélange avec le Saltillo. Déjà, vers 1923-1924, les fils d’Emilio Infante da Câmara (padre) s’étaient essayé à l’expérience en croisant leur bétail « portugais » avec des Saltillo*. Et puis, au regard des caractéristiques physiques des deux encastes, l’idée n’était pas totalement farfelue. Les deux toros sont très fins de type, bas, aux cornes très astifinas et d’un morrillo très peu développé. Alors pourquoi pas ? Fallait voir.
Elle n’était pas là quand nous arrivâmes. Seuls le mayoral et sa femme nous accueillirent dans un portugais parfaitement de la tierra, c’est-à-dire définitivement inintelligible. Les toros étaient parqués aux abords des vieilles bâtisses blanches et bleues gardées par trois chats et par la mémoire décrépite des lieux. São Martinho. Vaz Monteiro.
Elle n’était pas là mais les méandres d’une réputation noire l’accompagnaient dans son retard. Et cette rumeur venait de partout. Elle parcourait les ondes téléphoniques depuis des mois – Tu vas voir, elle est spéciale –, elle suivait le cours du Sorraia – Rita Vaz Monteiro ? Ah, si ! (petit sourire gêné) – Es especial – Como un hombre – Ha cruzado sus toros (moue de dépit et d’incompréhension) – Ahora parece que salen con 700 kg ! –, elle s’insinuait dans le français parfaitement maîtrisé d’autres ganaderos étonnés de notre visite à São Martinho et encore plus effarés des outrecuidances ganaderas de Rita et de sa tête de caboche – Vous comprenez. Vous croisez au bord d’une mare une grenouille verte. Vous dites alors que la grenouille est verte. N’est-ce pas ? Et bien elle, non ! Elle vous répondra que la grenouille est rouge. Oui ! Rouge !
Il n’y avait plus de toros croisés. Il ne restait que les Vaz Monteiro dans leur jus centenaire. Des toros bonzaïs, sans morrillo ni peso. Des toros dont seules les têtes donnaient l’identité de toro de lidia. Des limites du concept. Le bout de la route du toro brave. Au-delà, c’est le rien.
Hauts comme trois pommes desséchées, ils allaient de droite et de gauche, en troupeau, presque penauds. Tout d’un coup, certains se collaient des pains énormes, décollaient comme des chèvres, faisaient un saut périlleux sur eux-mêmes et se rétablissaient sur leurs pattes comme les trois chats gardiens du temple l’auraient fait. Un truc unique. La limite du concept. Le bout de la route.
C’est de là qu’elle est arrivée. Du bout de la route qui n’était en vérité qu’un chemin de terre et de poussière. A fond les cylindres, du bout de la route, dans un nuage de terre.
Nous lui avons posé des questions. Elle y a répondu avec la rigueur de son allure hésitant entre le généralissime sud-américain et "Cruella d’enfer".
— Ce sont des toros de race portugaise (merci pour le renseignement). J’ai arrêté le croisement (et merde !).
— Pour quelles raisons ?
— Parce que ! (C’est toujours une bonne raison.)
— Accepteriez-vous que je prenne une photo de vous ?
— Non ! (Ben au moins c’est clair.)
Voilà, voilà. On les a vus les Vaz Monteiro. Voilà, voilà.
Elle a caressé son chien nain. Elle s’est tournée vers nous.
— Vous voulez manger ici ?
— Euh, ben, c'est-à-dire que… non, sincèrement c’est très gentil, mais là non vraiment, ça va pas être possible. Dans la poussière du chemin, en quittant São Martinho, je me suis demandé si les carences de croissance de ces toros centenaires n’étaient pas liées à… la peur.
* A. Martín Maqueda, Ganaderías portuguesas, Pandora, Madrid, 1957.
>>> Retrouvez sur le site, rubrique CAMPOS, une galerie consacrée aux Vaz Monteiro.
Photographies Toros de Vaz Monteiro à « São Martinho » © Laurent Larrieu/Camposyruedos.com