Il fallait bien qu'un jour on en cause. Je me trouvais à Belém, dans l'état du Pará, et Karla Chrystiane Miranda Barbosa n'avait même pas ondulé son sourcil quand je lui ai dit que "j'aimais voir tuer des toros". Il faut bien manger, elle disait, alors je suis pas rentré dans les détails, et j'ai acquiescé. Si les Espagnols crèvent la dalle, quoi de plus normal que de se saper de paillettes pour flinguer un zébu furieux à l'arme blanche ? Désemparé, je la regardais en souriant, tellement je comprenais enfin le fossé qui opposait mentalement nos deux hémisphères respectifs. Et puis je me suis senti con, aussi. Après tout...
Elle, elle crève pas la dalle, loin de là, mais elle a pas grand-chose non plus. Du coup, elle chante Cartola, Vinicius, Chico ou Caetano et elle danse frénétiquement pour pas pleurer, pour pas vouloir voir que la vie est une chienne, parfois. Alors, s'emmerder à lui expliquer que c'est pas ce qu'on croit, que ça n'a rien de dégueulasse et qu'il faut lutter courageusement pour s'en sortir car le spectacle se situe ailleurs que dans la pure notion d'Esthétique, c'était mal venu. Pas ici, pas aujourd'hui, et pas à elle.
Sambista ou torero, c'est un peu pareil, concluait-elle. On y vient parce qu'on l'a dans le sang, ou parce qu'on a besoin de bouffer.
Quand elle ne remplit pas des containers de super-tankers du bois rare et précieux d'Amazonie, Karla est donc sambista, et c'est même probablement la meilleure sambista de tout Belém... et ça, compañeros du sexe fort, ça ne veut pas rien dire.
Au 840 de la Rua do Primero Março, la triste façade de l'Associação Cristã Feminina se casse la gueule de toutes parts, mais Merian s'en fout pas mal. Elle a d'autres soucis. Pas une tune, elle commence à se sentir vieille. Sa fille rêve d'Europe, d'hiver et de grandes avenues, et puis il y a Athus, le petit, tout droit sorti d'un La Redoute tropical, qui n'a pas demandé à être là, au milieu de ce bordel et qu'il faut pourtant faire bouffer, tous les jours, habiller, amener à l'école, faire vivre, quoi... avec la fausse promesse d'un semblant d'avenir au fond des yeux. Mais oui, Athus, tu l'auras, ta "plaiiii stação"... tu l'auras... quand ton père, esse filho da puta, m'enverra enfin ses pensions en retard. Heureusement, il y a Miranda, le tonton pédé, qui vient raconter ses épouvantables histoires de cul en roulant des yeux, de temps en temps, et tout ça finit en éclat de rire général...
Pour autant, ici, c'est pas la misère des favelas. C'est juste qu'il n'y a pas d'avenir à "Cidade vielha", et qu'il faut y supporter la vie comme on traîne un vieux rhume qu'on n'arrive pas à soigner. C'est pas grave, c'est juste chiant. Alors, on attend que ça passe. Et ça passera, c'est sûr...
Mardi matin, 9 heures, 32 degrés. Je n'arrive plus à enfiler le moindre tee-shirt. Tant pis, je me dis que Merian a dû en voir d'autres, du coup je m'en fous... Elle aussi. Devant le portail, là, entre 2 pare-chocs de bagnoles, allongé sur un carton gras, un couple de clodos baise laborieusement sous une fine couverture en guise de dignité, pendant qu'un troisième passe le temps à ronquer toutes gencives édentées dehors sur le trottoir opposé. Leur linge sèche sur la bouche d'aération d'un supermarché dont ils ne pourront vraisemblablement que fréquenter la sortie de parking. Pas très loin, des sacs poubelle éventrés. Je devine que le repas fut copieux.
Voilà, là, tu l'as la misère. Elle pue franchement, celle-là. Elle fait mal aux yeux. Elle t'écoeure aussi, honnètement. Mais elle est là. Bien là.
Il fait chaud, humide, et dans la rue, ça pue la bouffe grasse et la moisissure qui s'évade des maisons restées trop longtemps fermées. Au milieu, juste au milieu, Karla, qui vient de quitter le bureau, arrive. Splendide, elle rayonne, comme toujours. Dans ses veines, le passé douloureux des martyrs d'Afrique qui ont forgé ce pays de leur sang et de leur sueur, et toute la souffrance du peuple d'Amazonie devenu atrocement folklorique pour avoir été forcé de s'incliner devant d'étranges dieux barbus qui empestaient la poudre à canon et l'alcool fort, venus de côtes lointaines plus au nord. Je vous le dis, Karla est une perle dans un chaudron bouillant. Une Esmeralda du soleil. Elégante jusqu'au bout des seins, raffinée et sans la moindre faute de goût, un croissant de lune en guise de perpétuel sourire, elle enflamme chaque rue qu'elle traverse en faisant claquer ses hauts talons sous son mètre soixante-dix orgueuilleusement assumé. Les épaules déchirent sèchement l'air devenu épais sous un mouvement parfait de balancier. Ses longs bras satinés n'ont plus qu'à se laisser aller langoureusement pendant que les hanches claquent de droite et de gauche pour soutenir et appuyer sa savoureuse démarche, franche et autoritaire sous des airs latinos qu'on dirait ici nonchalants. On devine une étoile du Bolchoï dans un corps de félin. Mais elle est sambista, Karla. Oh oui ! Elle est sambista, et tous les coeurs à vif et la sueur bouillonnante des fronts mâles "paraenses" ne suffiraient pas à vous le faire comprendre. La force tranquille, le cou fin et droit, menton haut, l'oeil fixe sur l'horizon du grand fleuve noir sans rivage, ses cheveux bouclés claquent au vent comme les étendards d'une armée prête au combat, pendant que le soleil s'accroche comme il peut à la plus petite ondulation de sa peau caramélisée. Même le plus vil des "caralhos" n'oserait poser sa main sur une telle orchidée, pour peu que ce soit un peu le Diable... A cet instant, je vous le dis, c'est tout le Brésil qui pleure, du plus pofond de la forêt amazonienne jusqu'à la plus étincelante des plages de Rio, toute une terre qui tremble, tout un continent qui s'embrase, tout un peuple à genoux, tout un "Corcovado" qui se dresse ! "Cristo Redentor", aie pitié de nous, pauvres Hommes, si bassement Hommes...
Pendant que Merian lui avait preparé un "Frango na Tucupi" dont elle seule a le secret, moi je lui parlais de mes toros. Et c'est ainsi que sur l'écran de son PC, le Cid toréa à Bilbao 46 fois, José Tomás à Madrid 34 fois (elle s'imaginait mal comment on pouvait ravoir au lavage un costard si salement taché de sang, sans frotter pendant des semaines), Pepín à Sevilla 37 (la vuelta dans le ciel andalou la faisait marrer), je ne pus compter combien de fois pour Fundi, mais elle se laissa aussi raconter 52 fois comment les terribles Raso de Portillo firent trembler la terre à Parentis, comment Rincón vint à bout de 'Bastonito', ou l'inverse, et entendit par occasion parler de toros gris, blancs, et de quelques bourgades du sud de la France, gersoises ou catalanes, où l'on trouvait plus de canards que d'habitants et où logerait à peine 1/1000ème de la favela de Fortaleza... Elle s'enthousiasmait du spectacle de l'arène, et ses pupilles sombres se fixaient sur des détails qui m'échappaient moi-même. Bien sûr elle avait dejà vu que quelques part en Espagne ou en Italie (elle ne savait plus très bien), on faisait courir des toros dans les rues. Ça l'amusait. Mais elle comprenait difficilement qu'un tel endroit puisse être autant fréquenté que les avenues de Rio au mois de février, parce que les costumes du carnaval, c'est quand même autre chose ! En guise de clin d'oeil, ou pas, elle me demanda aussi ce qu'était un batacazo. Sans doute dans l'espoir de se rassurer un peu sur les notions de "Cruauté" et d'"Humanité", elle me priait de confirmer que l'animal abattu serait bien mangé ensuite, parce qu'évidemment, y a des endroits où on ne plaisante pas avec l'éventualité d'un bout de steak potentiel. Evidemment, je confirmais, car je sentais que là, se trouvait la clé de l'attrait definitif qu'elle aurait pour cette coutume si particulière qu'on ne fait pas avaler comme une pinte de Guinness au Truskell jusqu'à pas d'heure, au Père Barthole ou à la sulfureuse Pepina. Enfin, pour l'instant, pendant que le ventilo tournait plein tube, que les "carapanas" festoyaient goulûment avec nos sangs, et que des lacs de flotte tropicale s'abattaient sur les tuiles précaires de l'Associação Cristã Feminina du 840 rua do Primero Março de Belem, Karla Crystiane Miranda Barbosa semblait porter un intérêt évident à la cause taurine. C'était nouveau, ça brillait, elle voyait des beaux mecs et ça la faisait marrer en même temps que ça l'impressionnait. La mort, la souffrance, la lutte, le sang, et tout le reste, elle savait dejà ce que c'était. Alors, moi, je jubilais.
Elle remerciait une dernière fois ses "Orishas" pour quelques faveurs accordées dont je ne saurai rien, d'un don de quelques roses, et fit un signe à "São Jorge", son saint patron protecteur, dont je me désolais de l'inapproprié coup de lance qu'il portait fort en avant du morrillo du dragon, sur cette épouvantable représentation aux couleurs trop saturées, plantée sur ce mur desolé d'être aussi vide et qui s'en excuserait presque. La sulfureuse working-girl tropicale qui me questionna, tant sur les principes de la corrida de toros qu'elle acquiescait ouvertement puisqu'après tout, ça reste un animal et que, "ma foi, si ça peut remplir quelques ventres au passage", se transforma le temps d'un éclair, dans une salle d'eau qui pourrait être celle d'un vieil hôpital désaffecté, en une mariée immaculée aux lèvres prometteuses et aux intensions inavouables le temps d'une nuit de carnaval, le temps d'un envoûtant déhanchement sambista furieusement sensuel qui fit hurler les hommes et désespéra leurs femmes, tout prêt de l'équateur, dans la moiteur torride d'un bled d'Amérique du Sud de quelques millions d'âmes et autant de tonnes de misère, là où le grand fleuve Amazone rencontre l'Atlantique, pour oublier que pendant que la vie est une chienne pour certains, d'autres tuent des toros, mais les mangent ensuite...
Je n'oublierai pas que "sambista ou torero, c'est un peu pareil, on y vient parce qu'on l'a dans le sang, ou parce qu'on a besoin de bouffer".
Karla Chrystiane Miranda Barbosa, 30 ans, sambista, n'a jamais vu la neige, mais pense qu'elle verra sa première corrida de toros avant.
El SAMBAtacazo