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13 décembre 2012

Niemeyer n’a pas construit les arènes de Luanda


Le geste taurin du mois écoulé est unanimement attribué à Tendido69 par moi-même. Résister une semaine à la tentation de vous balancer une galerie de photos sur les avenues désertes de Brasilia sous ciel nuageux en hommage à Niemeyer, appelez ça comme vous voudrez, moi je colle un 10 en aguante. Et puis Philippe a insisté, et puis on a débattu entre nous : pour ou contre Brasilia ? Vous ne savez pas à quoi vous échappez sur la liste des collaborateurs ! Personnellement, je suis plutôt pour, mais Batacazo est plutôt contre. Je résume. En ce qui me concerne, je pense à la feijoada et au manguier qui, cette fois-ci, va avoir des fruits pour Noël, et puis c’est cool, un concept quasi intact, des lois antipublicité sur l'Eixo monumental ; j’y connais des gens sympas avec qui la vie a plutôt été agréable elle aussi. BataKa, lui, y a vu des mecs se fracasser au crack… Forcément, ça donne pas une première impression terrible. Il y aura un jour une vie à Brasilia, une identité pour ses habitants qui ira au-delà de la ville bizarre et du statut de fonctionnaire qui s’ennuie dans la complaisance du boulot parfait. Faudrait penser à y installer un vrai club de foot pour commencer ; je n’ose évoquer des arènes.

Pour ma part, je traînais à Luanda pour quelques heures la semaine dernière et, bien sûr, j’y ai cherché des arènes via Internet. Pourquoi pas ? Vous trouverez à Lisbonne des magasins de gravures vendant des affiches de corrida à Lourenço Marques, au Mozambique, alors oui, pourquoi pas l’Angola ? Elles existent mais semblent inachevées. Profitant de la présence de notre collègue Alva, Portugaise exténuée sous les tropiques depuis trente ans, je me renseignais sur ces arènes entre deux rendez-vous. « Pendant la guerre civile, ils y organisaient des procès publics… » Charmant. On imagine le dialogue MPLA/Unita réglé à la kalach’. Olé ! D'une pierre deux coups : Niemeyer n’aurait-il pas chantourné un bâtiment « inspiré des courbes féminines », comme le déclamaient les nécros de la semaine passée, ou posé un immeuble délicieusement sixties, avec le rez-de-chaussée ouvert, quelque part entre l’Avenida da revolução de Outubro et l’Avenida Engels ? Nenni ! Tout juste fut-il pressenti pour un projet de nouvelle capitale pour l’Angola il y a quelques années. Quand la conviction communiste, la légende de Brasilia et la communauté linguistique ne suffisent pas…

Niemeyer toujours, mais de son vivant : une semaine avant le départ du grand architecte, Diego Urdiales passait une soirée parisienne au Club taurin. Wolff en embuscade, Araceli assurant la traduction en simultané, l’éloge liminaire du président de l’association justifiait à lui seul de risquer sa peau face à des carnes des années durant. J'aurais dû faire torero ! Urdiales, stoïque, droit comme un « I », le sourire avenant et le profil tranchant, promenait sur l’assistance débonnaire son regard intrigant. Il y a du Jack Palance chez cet homme, pas seulement dans le physique. 

Belle initiative que celle d'inviter un torero de cette catégorie venu expliquer, en toute simplicité, le quotidien d’une « access figura » et l’abnégation quotidienne nécessaire, année après année, pour se hisser à une place au soleil parmi les vedettes, quand le mundillo vous a assuré dans le hall d’accueil que la réception était privée. Vinrent les questions… « Quels élevages aimeriez-vous toréer plus ? — Eh bien… (sourire radieux) Garcigrande, Núñez del Cuvillo, El Pilar, Juan Pedro, Parladé, Domingo Hernández, etc. » La salle attendrie communie, « se forge une félicité qui la fait pleurer de tendresse » (La Fontaine) devant tant de bon sens. Ce garçon mérite sa place au banquet quand se présente le chariot de desserts !

Soit. « Maestro, quels élevages ne voulez-vous plus toréer ? Parce que le Domecq à la longue… ça lasse et c’est là qu’est l’os… Ne vaudrait-il pas le coup de devenir la figura faisant de vrais gestes au cours d’une saison avec des élevages réputés plus difficiles ? » 
Vous connaissez la réponse, elle est invariable : « Il n’existe pas de toros difficiles et de toros faciles, mais de bons et de mauvais toros. Le torero croit au toro bravo permettant le toreo, pas au toro manso sorti de son morphotype par les exigences de publics ignares. De tout temps les vedettes ont choisi leurs toros, et si elles toréaient les Pablo Romero c’est parce que ceux-ci étaient bons à l’époque. Et puis ce genre de gestes n’est pas reconnu… » Dans la salle, les regards se font lourds. On jurerait avoir manqué de délicatesse. J’aurais dû dire que j’étais à Nîmes, en septembre, pour ne pas avoir l’air trop léger dans mon afición…

La dernière question fut la plus intéressante, elle évoquait une citation d’un livre de Domingo Ortega : « El toreo empieza cuando se para el toro. » La réponse s’avéra passionnante mais fut écourtée, car il fallut passer à table, le poulet allait refroidir. Diego Urdiales vint « remater » la question un brin gênante des toros en privé, de façon simple et cordiale : « Y torear de verdad, ¿qué es? — C’est  toréer avec les talons bien plantés dans le sol. » Olé Maestro !

10 mai 2012

Encierro d'Escolar


... à Brasilia. Je me suis dit que, à deux mois de Céret et à quelques semaines de Madrid, ça vous ferait plaisir.

05 octobre 2010

Saint Luc, la varangue et la saudade


4 mois que Brasilia attend la pluie, 4 mois, 4. Il fait sec dans l'air, la maison, la gorge. C'est sec mais vivable, très. Si on ne me parlait pas de ces 4 mois à tout bout de champ, je ne m'en serais probablement pas rendu compte. Il fait sec, oui. Et la terre est rouge. C'est un genre d'hiver austral, qui n'a d'hiver que le nom. Alentour, des plateaux bosselés, le lac et cette terre rouge. Antsirabé est tout près. 500 km au sud, à tout casser, 400 mètres plus haut à peine, ces 400-là qui font qu'on se les caille la nuit tombée en août, en hiver sur les plateaux malgaches. A Brasilia, septembre est clément et la terre d'Antsirabé rouge. Il va pleuvoir, bientôt. Le jour de notre départ, peut-être. Ce départ qui se précise, charrie un flux croissant de "saudade" dans les bouches familiales. Saudade. Intraduisible nostalgie, indicible langueur. Je ne suis pas d'ici, le compte à rebours ne m'émeut pas profondément. Il m'intéresse en tant que concept, il me rappelle des souvenirs d'août. Août à Antsirabé. Le tennis du golf, les zébus, les pousse-pousse. La terre rouge. Terre battue du tennis, terre ensevelie sous l'herbe drue et grasse, si particulière. La même qu'ici. Antsirabé a ses nuits de fin d'après-midi, tout comme Brasilia a ses crépuscules de 18 heures. Antsirabé sèche en août. Pas une goutte à espérer. Ici commence à régner un espoir légèrement lourd, encore lointain mais uniformément gris. Le soleil un disque filtré. Une chape encore très haute et présente, comme une dictature ramollie, une guerre possible. A l'intérieur de la maison, l'urgence d'exprimer la saudade présente, celle à venir, on se presse, se serre, s'étreint. On file chez l'un et l'autre. Sous la véranda, je regarde le ciel, j'écoute grincer les perroquets sur l'arbre voisin. Pas un souffle d'air, il fait sec, et gris. Le décor est lourd, mais pas l'atmosphère, sèche. C'est tout. Le vent s'est tu. Il n'y a que le perroquet qui grince. Ces cons d'oiseaux qui piaillent le matin et le chien qui me réveille ne la ramènent plus. Comme s'il allait se passer quelque chose. La pluie, pour en finir avec la sécheresse, depuis 4 longs mois. Crever le ciel, juste gris. Clair et lointain. La saudade, elle, ne crèvera pas en larmes, pas le genre ou pas longtemps. Chacun prendra sa part avec lui, comme un talisman ou la sainte vierge en bois de la maison, pour en parler plus tard. Je suis sous la véranda, je suis seul, avec un livre que je ne lis plus, je regarde ce ciel, je contemple cette saudade que je ne sens pas vraiment, j'ai la mienne, 15 ans d'âge et plus. De la bonne, apportée malgré moi, sans m'en douter. Je suis sous la véranda, seul. Je suis sous la varangue, cette véranda créole, cette véranda d'Antsirabé. Varangue... Je suis sous la varangue, seul, avec les perroquets qui ne parlent pas, qui grincent. Le ciel est gris, gris clair, pas même menaçant. Figé comme nous, la luminosité semble constante. Au-dessus de la varangue.
Ce matin, le soleil luttait encore, voilé. L'Eixo Monumental, enveloppé de gris comme du vieux Niemeyer, l'avant-garde démodée de l'architecture brasiliense s'étend large et automobile et les ministères s'ordonnent en béton anguleux sur lequel pètent des verrues à faire de l'air frais : un cauchemar architectural de banlieue en plein centre-ville. Les dômes inversés du congrès, les tours jumelles de l'administration, la place des trois pouvoirs. Ternes et grisés. Ordem e Progresso satinés flottent immenses et lointains dans le gris ambiant. Chaud et sec, désespérément. La lumière est diffuse, répartie dans toute l'atmosphère. La cathédrale apporte une touche agressive de blanc. Les évangélistes de bronze sont plantés devant. Luc. Saint Luc, qu'un Lyonnais a affublé d'un taureau il y a 19 siècles. 3 mètres de bronze. Le ciel est gris, la lumière omniprésente et irrespirable. Je ne suis pas d'ici, je suis d'à côté, d'Antsirabé, à Madagascar, où la terre est rouge et l'hiver sec. Je suis sous la varangue, seul avec les perroquets, ma vieille saudade toute sèche et mon livre neuf. Je contemple le ciel gris clair. Il n'y a aucun bruit alentour. Seul un ciel uniforme et lointain. Il ne pleuvra pas aujourd'hui. Saint Luc se dresse seul, sans taureau. Peut-être l'a-t-il tué. Peut-être pense-t-il à lui.
Les voies de la saudade sont impénétrables.

15 avril 2009

Mauvaise blague... Chroniques amazoniennes


« Tu verras, tu peux pas la louper », m'avait dit Paulinho. Elle est là-bas, au fond de Ver-O-Peso. En traversant le mercado, fais gaffe à tes poches, gringo ! Ici, ils te repéreront vite et t'y verras que dalle. Ils sont rôdés, ces salopards. Tu la trouveras après avoir passé les étalages des poissonniers.
« D'accord, mais moi , je l'ai jamais vu, je sais pas la tête qu'elle a ! »
T'inquiètes pas, gringo ! Demande juste « Dona Colo » !!! Ici, elle est plus connue que "Fafa" !
Et puis Paulinho m'a largué là.
Plus connue que "Fafa" ? "Dona Colo" ? Ah , quand même...
Je ne savais pourtant rien d'elle. On m'a juste dit qu'elle trafiquait avec les astres, et réglait ses soucis de voisinage ou de mauvais payeur, à coups de pactes avec le Diable himself, auquel elle avait dû accorder quelques offrandes inavouables, du temps où "Dona Colo" avait encore la silhouette fine et délicate des jeunes déesses félines, brunes et cuivrées des bords de l'Amazone. On la disait un peu sorcière, "Dona Colo", et c'est pourtant elle que je venais voir, au Mercado Ver-O-Peso de Belém.
L'endroit était sombre, de plafond bas, mais il grouillait et les couleurs des flacons pleins de filtres d'amour et d'élixirs de vie éternelle pétaient en éclat sous les rayons de soleil qui pénétraient péniblement à travers les plaies du toit. Je ne tardais pas à repérer l'objet de ma quête, car en effet, on ne pouvait pas louper "Dona Colo", qui trônait là, superbement, Esmeralda d'une cour des miracles exotique et moite. Dans la pénombre de la galerie, je percevais les contours de son onctueuse silhouette de sexagénaire par les cordes de lumière qui venaient s'éclater sur ses rondeurs, car même le diable n'avait su ralentir l'oeuvre du temps...
L'oeil très noir sur sa peau brune, la vieille femme restait belle et les pousses de piments rouge vif qu'elle portait aux oreilles pour épouvanter les esprits malins, la rendait rayonnante, même…
Bref, elle m'accueillait devant son « autel », et la confiance instaurée entre le gringo et la sorcière amazonienne allait donner lieu à un étonnant étalage de cultures occultes et de croyances surnaturelles…
Pour quelques reals, j'étais donc venu demander à "Dona Colo", de me raconter un être cher, très cher dont je possédais une photo, là, avec moi. Un de ceux dont on ne veut entendre parler que de la bonne fortune. Par amusement, provocation aussi, sans doute parce que je ne voyais là que croyance et superstition d'un autre temps, je décidais de la lui montrer, et après quelques secondes, la sorcière me racontait tout ce que ses pouvoirs lui permettaient de voir et de savoir quant à mon « ami »...
Elle me dit à peu près ceci : « Un aigle... Je vois l'ombre d'un aigle qui plane, l'oeil étincelant et vif, porté sur l'horizon, la hauteur d'un souverain, et la quiétude d'un combattant résigné à ce qu'il sait faire de mieux : souffrir. Il luttera ardemment... pour l'Honneur... la belle affaire... chanceux, et riche, oui, mais... cela ne durera pas... Honneur à la con... Il ne devrait pas provoquer la mort avec tant d'arrogance et d'audace, tu sais... Il a l'air de le faire souvent... trop... mais... il va se faire mal... Je vois le triomphe, la gloire, le bonheur d'un roi, ça oui... mais je vois aussi le Drame, les larmes et la tristesse des hommes... quelque chose dans son regard qui ne va pas... ça ne me plaît pas... tout finira mal, gringo, tout finira mal... »

Foutaises, visions à la con, prédictions de merde, bavardages de vieille folle... Ça tenait pas debout un seul instant, tout ça... j'avais perdu mon oseille et mon temps... ça ne me faisait plus du tout marrer, ces conneries... Toutes façons, j'y crois pas !...

Silence.

Sur cette sensation pesante qui occupait gravement mon esprit malgré tout, je me séparais de cet oiseau de mauvaise augure de "Dona Colo", de Belém, du Brésil... et de la photo de mon « ami » aussi... un certain José Pedro Prados Martín... de Fuenlabrada...
Mais je m'en fous, puisque j'y crois pas...

13 avril 2009

Revista TORO


Cela ne vous a peut-être pas sauté aux yeux mais Campos y Ruedos, par l’intermédiaire d’au moins deux de ses membres les plus, disons les plus virils, non !, pas les plus virils, les plus voyageurs, Campos y Ruedos disais-je entretient avec le Brésil des relations particulières que l’on peut qualifier d’étroites voire de charnelles sans travestir (!) la réalité...

Le Brésil... Ne me demandez pas quels liens ce vaste et lointain pays peut avoir avec les toros, je n’en ai pas la moindre petite idée. Ne me demandez pas non plus pourquoi cette classieuse et éclectique revue électronique se nomme ainsi. Probablement une question d’esthétique et de musicalité. Et c’est vrai qu’il a de l’allure, qu’il sonne bien, ce mot, TORO ; que l’on soit d’Oslo la scandinave, de Tökyö la nipponne ou de São Paulo la « ville monde ».

Au fait, est-ce que quelques-uns d’entre vous — parmi la poignée de ceux qui étaient déjà là au départ et qui n’ont pas quitté la gondole depuis — se souviennent du tout 1er post où l’on pouvait lire une « profession de foi » jamais démentie, ainsi qu’admirer une nymphe aux jambes aussi longues et fines qu’est court et « craquant » son nom ? Tandis que la revue brésilienne honore sa 3ème édition, la canadienne du même nom, dans laquelle les bêtes à cornes brillaient également par leur absence, a quant à elle cessé de paraître. Punaise ! Si avec de telles couvertures ils n’ont pas été fichus d’assurer leur existence, c’est à désespérer de tout !

Ceci dit, trois ans et demi après avoir fait de Kristin Kreuk sa muse, Campos y Ruedos, n’en déplaise à certains, remue toujours la queue — rrhôôô ! Et pour, un, remercier chaleureusement Laurent & ‘Solysombra’ de me permettre depuis deux ans d’avoir le plaisir d’entendre ma femme me répéter « C’est quand tu veux tu viens manger ! » et, deux, fêter avec vous ces 730 jours passés à vous assommer de 95 posts, je n’ai pas trouvé mieux que de vous offrir cette contrebasse (pour l’encombrement) et ce tourne-disque (pour la rengaine).

Images © :: REVISTA TORO :: La contrebasse c’est tout Campos y Ruedos ça ! Un instrument qui en impose, marque le tempo et d’où s’échappe un son puissant, grave et profond... Magnifique ilustração de Fábio Massaru Quel objet autre que cette platine à la mécanique belle et précise, sur laquelle s’est posé un microsillon au son chaud un rien anachronique, symboliserait mieux Camposyruedos ? On vous l’demande. Camposyruedos qui, cela va sans dire, connaît la musique...

15 mars 2009

A la droite du père... Chroniques amazoniennes


Nelson Beto Valdes est mort. Hier. A 10h du matin. Nelson Beto Valdes n’était pas si vieux et avait même de beaux jours devant lui. Enfin, je crois, je suppose, j’imagine. Car je ne connaissais pas Nelson Beto Valdes. Je sais juste qu’il était taxi. Un parmi tant d’autres, dans cette bonne vieille ville de Belém, « a Cidade da Mangueira ». Il avait aussi des fils, trois, Cuca, Celio et Rui, et puis une chère et tendre épouse, évidemment, qu’il laisse à leurs destinées respectives. Je les imagine bien malheureux, car je veux croire que Nelson Beto Valdes était bon père de famille, et mari aimant, même si, comme il est de coutume dans ces contrées trop chaudes, la passion vous dévore et l’impulsivité des esprits mâles pousse parfois à quelques regrettables coups portés sur la bien-aimée... mais c’est jamais bien méchant, ou pas vraiment intentionnel, et puis, quand même, elle l’a un peu cherché, et au fond, c’est pour son bien, c’est par amour... quoi qu’il en soit, c’était pas la première fois, ce ne sera sûrement pas la dernière... enfin, pour Nelson Beto Valdes, si.
Mais bon, de toutes façons, ça ne durait jamais bien longtemps, et tout cela finissait forcément en un syncrétisme de chairs, de sueur et d’orgasmes sous des draps toujours trop épais, dans ces terres trop chaudes, définitivement trop chaudes. Ainsi la vie reprenait au petit matin, normale à souhait, banale à crever ; et Nelson Beto Valdes repartait au boulot, dans son taxi blanc, tout blanc, la chemise impeccable, qui ne le restera, de toutes façons, pas bien longtemps. Mais Dilma, la tendre épouse qui se remettait de sa tumultueuse nuit, avait fait son boulot de femme docile et empressée, et c’est bien ça qui comptait.
Je ne sais rien des 3 fils, et je m’en fous. Un semblant d’études, peut-être, quelques trafics, sûrement, des petits boulots minables, à droite, à gauche, de temps en temps, histoire de payer la note laissée chez Rosario, après avoir passé la nuit à vider les stocks de Skol, et reluquer les « bichas » du quartier, en écoutant la brega lamentable plein tube dans d’énormes enceintes grésillant au fond d’un coffre de bagnole grand ouvert, pour mieux apprécier les nuances, sans doute.
Nelson Beto Valdes est donc mort, hier matin, à 10h. Sa journée était déja bien entamée quand cela est arrivé, et je l’imagine bien, l’ami Nelson, le long de la « Praça da Republica », nonchalamment assis sur son banc, à l’ombre des manguiers, supportant la chaleur tropicale, loin de songer à finir prochainement sa vie si quelconque, échangeant trois éclatantes conneries avec les collègues, sur le temps qu’il fait ou qu’il va faire, s’emballant passionnément pour ceux de « Paysandu » ou « Remo », sans jamais oublier de poser un oeil délicat sur une de ces paires de fesses rebondies qui déambulent ici à vous en coller des maux de tête vertigineux, d’un bout à l’autre de la longue « Avenida Presidente Vargas », interminable et dormante, sous son allée de robustes et verdoyants manguiers. Ah, les manguiers de Belém...
Se doutait-il, ce brave Nelson, qu’au même moment, plus au nord, en Europe, à la sortie d’un hiver rude et pas tout à fait clos encore, de tapageuses palabres tortueuses et torturées s’entremêlent afin de déterminer qui mettra sa vie en caution devant tels ou tels monstres assassins venues des plaines d’Andalousie ou de la rude Salamanque, pour quelques sacs d’or et autres promesses de fortune ? Pouvait-il s’imaginer que l’on pouvait autant s’amuser à parier sur l’hypothèse d’une fin de vie devant des Victorino, des Gago ou des Palha en plein coeur de Séville, de Bilbao ou d’ailleurs, ou encore quel genre de terreur évoquaient d’aussi doux noms que ceux de María Luisa, Prieto de la Cal ou Dolores ? Bref, Nelson Beto Valdes s’en foutait certainement, mais aurait été bien étonné d’apprendre que des êtres sains, de chair et de sang, se lèvent chaque matin en consentant que cela soit le dernier... et tout cela, au nom de la Passion, de l’Amour et de l’Art, et parce qu’il faut bien vivre aussi, un peu. Pouvait-il se douter, notre chauffeur de taxi « paraense », qu’on pouvait jouir d’autant d’imprévu et désirer se jouer de la mort au point d’en vivre passionnément ? D’en parler, et d’en parler encore, d’en rêver et d’en rêver toujours, de se voir et se revoir, nu, mutilé atrocement, pour toujours, dans un miroir impudique, avec cette douleur unique qui s’éveille au moindre regard posé sur la moindre scarification. Jouer avec la mort a un prix, et le corps et l’esprit s’en souviennent jusqu’au dernier souffle, et je ne peux croire qu’on puisse oublier la puissance, la souffrance, la peur, le regard de l’ennemi, son odeur, le déchaînement de poussière, de bruit, de violence, de terreur qui émergent de ces quelques instants qui vous soulèvent de terre, non je ne peux pas croire que l’on ne puisse pas envisager sa propre fin lorsque la bête vous transperce, vous bouscule, ou simplement vous regarde. Fermer les yeux et attendre que tout cela s’arrête. Adopter le principe en tant qu’Art de vivre. Car on ne vit pas des toros sans consentir à mourir... sans le désirer, même. Toréer est un acte fou, démesurément inhumain, opposé aux principes dogmatiques de toute théologie modérément appréhendée, opposé à tout instinct de chaque être pour qui la vie est évidemment un bien précieux, un don unique, un aveu de confiance et une chance qu’il ne faut pas gâcher, et que personne, je dis bien PERSONNE, n’a le droit de vous ôter. Toréer est un défi aux lois naturelles, un jeu morbide relativisant tous les principes fondateurs qui vous poussent à mettre un pied devant l’autre, en inspirant puis expirant, chaque jour, chaque seconde, parce que « la vie est tout simplement un ensemble de fonctions qui résistent à la Mort », et que c’est ainsi. Enfin, vous, moi, Nelson Beto Valdes sans doute aussi, admettrions que toréer est un renoncement à la vie consenti, peut-être desiré même, un acte d’Amour sans retour, une oeuvre suprême, le don de soi au nom de l’Art.
Ce matin-là, Nelson Beto Valdes, qui ne pouvait se douter qu’il vivait ses derniers instants, avait déjà traversé cinq fois la ville d’Est en Ouest, bu trois « cafés com leite » trop sucrés, s’était extasié huit ou neuf fois du but de « Ronaldo » face à « Palmeiras », savait qu’il devait ramener quelques « abacaxis » bien murs à sa douce Dilma, et se disait que Rogèrio, son collègue, avait une plutôt belle femme, et que, bon, quand même... d’autant qu’elle avait été plutôt souriante, la dernière fois. D’ailleurs, peut-être que cet après-midi-là, à l’heure de la digestion, il aurait même pu passer une petite heure sereine avec une de ces putes qui traînent sur la terrasse du « Bar do Parque »... Une petite heure, ou deux, le temps de quelques confessions, dans une chambre d’hôtel crasseux où le ventilo tourne pour rien dans un ron-ron hiritant, avant de repartir traquer l’homme d’affaires pressé ou le gringo avide de monuments à visiter, et de finir sa journée paisiblement, un peu comme tous les jours, depuis 30 ans, un peu comme tout le monde, depuis toujours.... Mais jamais, oh non jamais, il n’avait prévu, Nelson, que les mangues de Belém commençaient à mûrir, en cette saison, et que l’une d’elles, sur son arbre perchée, là-haut, un de ceux de « l’Avenida Presidente Vargas », sans doute un peu plus mûre, sans doute un peu plus lourde, allait rencontrer, là, dans quelques instants, quelques secondes, quelques centièmes de secondes, le sommet de son crâne, et le briser, mettant un terme à la vie de Nelson Beto Valdes, 56 ans, père de famille et mari aimant, taxi de la bonne vieille ville de Belém. Il avait pensé à tout, Nelson, ce matin-là, tout envisagé même, sauf sa propre mort, si connement exotique, si exotiquement conne.

Pendant ce temps-là, dans le froid de l’Europe, la temporada s’éveille, doucement, pour ceux qui ne pensent qu’à elle, la « Dame en noir », et s’ennivrent pleinement du défi morbide qu’ils lui servent en pâture chaque fin de journées chaudes et poussiéreuses, comme pour mieux la voir venir, la « Grande Dame » et pouvoir lui dire, le sourire aux lèvres : « C’était pas pour aujourd’hui »... Alors, on verra demain...

03 mars 2009

Ulisses... Chroniques amazoniennes


Quand je lui ai demandé qui étaient les meilleurs, il a pas hésité : les Cubains, il a dit, parce que ça a faim, c’est pas gros, mais putain, ça tape fort et ça lâche rien ! Ulisses Pereira, la cinquantaine robuste et la face usée par le cuir trempé de sueur de ses adversaires du bon temps jadis devenus de vieux frères, était là, assis sous la pâle lumière de l’unique néon du ring numéro 3, celui qui sert à l’entraînement des petits, ceux du quartier, et puis aux vieux aussi, ceux qui ne sauront ou ne pourront jamais s’arrêter de se la donner sur un ring, en attendant l’année de trop, celle qu’il ne fallait pas faire. Le numéro 3, c’est celui du fond, là-bas, celui où les cordes sont usées, parfois manquantes ou vaguement rafistolées, et où le sol se décolle de partout... Du coup, il faut y faire plus gaffe qu’ailleurs, mais c’est bon pour travailler les appuis. Alors bon...
Ici, c’est l’Academia Paraense de Boxe d’Ulisses Pereira, la vieille gloire locale des années 1980. Tout le monde le connaît, Ulisses, dans la Travessa Rui Barbosa, et puis surtout, tout le monde le respecte. Il a encore des bras, le vieux lion, et il serait bien capable de coller quelques crochets bien sentis. Mais, quand Ulisses raconte, tu sens bien que la guerre est finie depuis une paye. Le muscle est moins saillant, et les arcades et la cloison nasale en auraient à raconter. Ulisses, il a l’aspect d’un de ces vieux sementales que l’on apperçoit dans toutes les ganaderías de bravos, là-bas, planqués paisiblement sous un vieil arbre mort, un peu empâté, la démarche un peu lourde et boîteuse, mais la présence rassurante, par ce qu’il a été, même si...
Bref, pour lui, la vie, c’est combattre, et combattre, c’est vivre. Il peut pas faire autrement, Ulisses, parce que tout ce qu’il a, ça vient du ring, et de ses poings aussi, bien sûr. Et puis, de toutes façons, il savait pas faire autre chose. Alors, plutôt que de finir au fond d’un caniveau dégueulasse de Marituba, la peau trouée par un calibre pour une sombre histoire de bagnole volée ou de gonzesse un peu facile, il a choisi de pouvoir se regarder dans la glace tous les matins, même si ça n’a pas toujours été facile... Pas comme ces gamins qui branlent à longueur de journée dans la Travessa Rui Barbosa sur des bécanes un peu trop chromées pour être possédées honnêtement, et qui le toisent d’un peu haut, le vieux lion, et à qui il collerait bien quelques droites pas volées, de temps en temps, et que ça ne leur ferait pas de mal, même... mais bon, chacun sa vie, chacun sa merde. Ulisses, lui, il a choisi de combattre... avec honneur.
Il a été un grand champion de l’Etat du Pará, et les photos jaunies qui n’ont pourtant pas vu la lumière du jour depuis des années, vous le racontent encore, sur les grands murs de l’Academia Paraense de Boxe do Belém, qui mériteraient bien un petit coup de pinceau, d’ailleurs. Tout ça, ça le fait marrer, et il transpire la modestie l’ami Ulisses, mais tu sens bien l’orgueil qu’il a au fond de lui, de te faire remarquer que Acelino 'Popo' Freitas, le fringant puncheur bahianais, a été son poulain, et qu’ils ont partagé trois titres WBO ensemble. Et c’est tellement vrai, que du coup, cette histoire a une autre gueule... enfin, pour moi, en tous cas, elle en avait une autre...
Il m’a raconté aussi comment il s’est retrouvé entraîneur de l’équipe nationale du Brésil en partance pour quelques olympiades, mais bon, tout ça, c’est bel et bien fini... Il a préféré raccrocher parce que de toute façon, ils étaient pas bons, et qu’avec des mecs qui en voulaient pas, y avait rien à faire, et quoi qu’il en soit, les sélections nationales, ça voulait rien dire, et il savait bien, lui , ce bon Ulisses, que certains y étaient parce qu’ils connaissaient du monde à la fédé, et puis que finalement pour boxer, faut avoir la dalle. Et puis c’est tout...
Bref, tout ça, c’est Ulisses, Ulisses Pereira, le vieux combattant de Belém que tout le monde respecte, et qui passe son temps entre les trois rings de l’Academia Paraense de Boxe, à corriger des crochets pas assez appuyés, des droites pas assez profondes ou des uppercuts sur des appuis inversés, dans l’épaisse moiteur d’une salle de boxe des rives de l’Amazone.
Pendant qu’un des sacs encaissait copieusement les coups d’un hypothétique futur champion dans l’obscurité du gymnase, Ulisses Pereira, avec des airs de vieux ganadero las de trop de labeur, finit par m’avouer que la vie l’avait poussé à combattre, mais que la lutte, on l’invente pas, on l’a dans la peau. On part pas à la guerre si on a une âme de pianiste, un mental de trapéziste. Lutter, c’est douloureux, ça fait peur aussi, parce qu'on sait jamais comment on va en sortir. Quoi qu’il en soit, combattre c’est pas une affaire de poids, disait-il, c’est une affaire de mental. De regard aussi. Des pas francs, des trop francs, des vides, des effrayés, des fous... Et il en a vu, Ulisses, des combattants de toute sorte, mais il vous dirait que c’est pas les plus gros qui lui ont fait peur, ou mal. Il aimait pas les trop malins ou les trop vicieux, mais il fallait quand même les aguanter. Pas le choix. T’y es, t’y restes, et tu donnes tout, parce que l’autre, en face, ce gros enfoiré plein de haine, il va t’en mettre plein la gueule, il en veut qu’à ta tronche et il va pas te louper. Pourvu qu’il crève pas plus la dalle que toi, bonhomme, parce que sinon, tu vas prendre cher, et ça va tomber épais ! Ouais, les vicieux et les trop malins, Ulisses, il les aimait pas, mais il fallait quand même les aguanter. Tout comme les gros qui tapaient fort, les grands mous qui encaissaient tout, les fins stratèges, ou les valeureux qui boxaient tête en avant. Tous, il fallait les aguanter. Fallait faire le boulot, il disait, sinon, c’etait la galère, les trafics à la con, la rue...
L’entraînement commençait, Ulisses avait du taf. Je le laissais. Et puis je le regardais une dernière fois, le vieux combattant qui réajustait ses sacs, vérifiait les cordes, et je me disais que, forcément, sous d’autres cieux, il aurait été torero, en lidiador avisé il aurait sûrement ouvert les puertas grandes de Las Ventas à Bilbao, et aurait même pu s’appeler Fundi, Frascuelo ou Luis Francisco... et autant de raisons de ne pas faire l’année de trop.

C’est juste qu’Ulisses Pereira est né un peu trop au sud. C’est comme ça...

Saludo, Maestro !

13 février 2009

A flor do Grão-Pará !... Chroniques amazoniennes


Il fallait bien qu'un jour on en cause. Je me trouvais à Belém, dans l'état du Pará, et Karla Chrystiane Miranda Barbosa n'avait même pas ondulé son sourcil quand je lui ai dit que "j'aimais voir tuer des toros". Il faut bien manger, elle disait, alors je suis pas rentré dans les détails, et j'ai acquiescé. Si les Espagnols crèvent la dalle, quoi de plus normal que de se saper de paillettes pour flinguer un zébu furieux à l'arme blanche ? Désemparé, je la regardais en souriant, tellement je comprenais enfin le fossé qui opposait mentalement nos deux hémisphères respectifs. Et puis je me suis senti con, aussi. Après tout...

Elle, elle crève pas la dalle, loin de là, mais elle a pas grand-chose non plus. Du coup, elle chante Cartola, Vinicius, Chico ou Caetano et elle danse frénétiquement pour pas pleurer, pour pas vouloir voir que la vie est une chienne, parfois. Alors, s'emmerder à lui expliquer que c'est pas ce qu'on croit, que ça n'a rien de dégueulasse et qu'il faut lutter courageusement pour s'en sortir car le spectacle se situe ailleurs que dans la pure notion d'Esthétique, c'était mal venu. Pas ici, pas aujourd'hui, et pas à elle.
Sambista ou torero, c'est un peu pareil, concluait-elle. On y vient parce qu'on l'a dans le sang, ou parce qu'on a besoin de bouffer.
Quand elle ne remplit pas des containers de super-tankers du bois rare et précieux d'Amazonie, Karla est donc sambista, et c'est même probablement la meilleure sambista de tout Belém... et ça, compañeros du sexe fort, ça ne veut pas rien dire.
Au 840 de la Rua do Primero Março, la triste façade de l'Associação Cristã Feminina se casse la gueule de toutes parts, mais Merian s'en fout pas mal. Elle a d'autres soucis. Pas une tune, elle commence à se sentir vieille. Sa fille rêve d'Europe, d'hiver et de grandes avenues, et puis il y a Athus, le petit, tout droit sorti d'un La Redoute tropical, qui n'a pas demandé à être là, au milieu de ce bordel et qu'il faut pourtant faire bouffer, tous les jours, habiller, amener à l'école, faire vivre, quoi... avec la fausse promesse d'un semblant d'avenir au fond des yeux. Mais oui, Athus, tu l'auras, ta "plaiiii stação"... tu l'auras... quand ton père, esse filho da puta, m'enverra enfin ses pensions en retard. Heureusement, il y a Miranda, le tonton pédé, qui vient raconter ses épouvantables histoires de cul en roulant des yeux, de temps en temps, et tout ça finit en éclat de rire général...
Pour autant, ici, c'est pas la misère des favelas. C'est juste qu'il n'y a pas d'avenir à "Cidade vielha", et qu'il faut y supporter la vie comme on traîne un vieux rhume qu'on n'arrive pas à soigner. C'est pas grave, c'est juste chiant. Alors, on attend que ça passe. Et ça passera, c'est sûr...

Mardi matin, 9 heures, 32 degrés. Je n'arrive plus à enfiler le moindre tee-shirt. Tant pis, je me dis que Merian a dû en voir d'autres, du coup je m'en fous... Elle aussi. Devant le portail, là, entre 2 pare-chocs de bagnoles, allongé sur un carton gras, un couple de clodos baise laborieusement sous une fine couverture en guise de dignité, pendant qu'un troisième passe le temps à ronquer toutes gencives édentées dehors sur le trottoir opposé. Leur linge sèche sur la bouche d'aération d'un supermarché dont ils ne pourront vraisemblablement que fréquenter la sortie de parking. Pas très loin, des sacs poubelle éventrés. Je devine que le repas fut copieux.
Voilà, là, tu l'as la misère. Elle pue franchement, celle-là. Elle fait mal aux yeux. Elle t'écoeure aussi, honnètement. Mais elle est là. Bien là.
Il fait chaud, humide, et dans la rue, ça pue la bouffe grasse et la moisissure qui s'évade des maisons restées trop longtemps fermées. Au milieu, juste au milieu, Karla, qui vient de quitter le bureau, arrive. Splendide, elle rayonne, comme toujours. Dans ses veines, le passé douloureux des martyrs d'Afrique qui ont forgé ce pays de leur sang et de leur sueur, et toute la souffrance du peuple d'Amazonie devenu atrocement folklorique pour avoir été forcé de s'incliner devant d'étranges dieux barbus qui empestaient la poudre à canon et l'alcool fort, venus de côtes lointaines plus au nord. Je vous le dis, Karla est une perle dans un chaudron bouillant. Une Esmeralda du soleil. Elégante jusqu'au bout des seins, raffinée et sans la moindre faute de goût, un croissant de lune en guise de perpétuel sourire, elle enflamme chaque rue qu'elle traverse en faisant claquer ses hauts talons sous son mètre soixante-dix orgueuilleusement assumé. Les épaules déchirent sèchement l'air devenu épais sous un mouvement parfait de balancier. Ses longs bras satinés n'ont plus qu'à se laisser aller langoureusement pendant que les hanches claquent de droite et de gauche pour soutenir et appuyer sa savoureuse démarche, franche et autoritaire sous des airs latinos qu'on dirait ici nonchalants. On devine une étoile du Bolchoï dans un corps de félin. Mais elle est sambista, Karla. Oh oui ! Elle est sambista, et tous les coeurs à vif et la sueur bouillonnante des fronts mâles "paraenses" ne suffiraient pas à vous le faire comprendre. La force tranquille, le cou fin et droit, menton haut, l'oeil fixe sur l'horizon du grand fleuve noir sans rivage, ses cheveux bouclés claquent au vent comme les étendards d'une armée prête au combat, pendant que le soleil s'accroche comme il peut à la plus petite ondulation de sa peau caramélisée. Même le plus vil des "caralhos" n'oserait poser sa main sur une telle orchidée, pour peu que ce soit un peu le Diable... A cet instant, je vous le dis, c'est tout le Brésil qui pleure, du plus pofond de la forêt amazonienne jusqu'à la plus étincelante des plages de Rio, toute une terre qui tremble, tout un continent qui s'embrase, tout un peuple à genoux, tout un "Corcovado" qui se dresse ! "Cristo Redentor", aie pitié de nous, pauvres Hommes, si bassement Hommes...

Pendant que Merian lui avait preparé un "Frango na Tucupi" dont elle seule a le secret, moi je lui parlais de mes toros. Et c'est ainsi que sur l'écran de son PC, le Cid toréa à Bilbao 46 fois, José Tomás à Madrid 34 fois (elle s'imaginait mal comment on pouvait ravoir au lavage un costard si salement taché de sang, sans frotter pendant des semaines), Pepín à Sevilla 37 (la vuelta dans le ciel andalou la faisait marrer), je ne pus compter combien de fois pour Fundi, mais elle se laissa aussi raconter 52 fois comment les terribles Raso de Portillo firent trembler la terre à Parentis, comment Rincón vint à bout de 'Bastonito', ou l'inverse, et entendit par occasion parler de toros gris, blancs, et de quelques bourgades du sud de la France, gersoises ou catalanes, où l'on trouvait plus de canards que d'habitants et où logerait à peine 1/1000ème de la favela de Fortaleza... Elle s'enthousiasmait du spectacle de l'arène, et ses pupilles sombres se fixaient sur des détails qui m'échappaient moi-même. Bien sûr elle avait dejà vu que quelques part en Espagne ou en Italie (elle ne savait plus très bien), on faisait courir des toros dans les rues. Ça l'amusait. Mais elle comprenait difficilement qu'un tel endroit puisse être autant fréquenté que les avenues de Rio au mois de février, parce que les costumes du carnaval, c'est quand même autre chose ! En guise de clin d'oeil, ou pas, elle me demanda aussi ce qu'était un batacazo. Sans doute dans l'espoir de se rassurer un peu sur les notions de "Cruauté" et d'"Humanité", elle me priait de confirmer que l'animal abattu serait bien mangé ensuite, parce qu'évidemment, y a des endroits où on ne plaisante pas avec l'éventualité d'un bout de steak potentiel. Evidemment, je confirmais, car je sentais que là, se trouvait la clé de l'attrait definitif qu'elle aurait pour cette coutume si particulière qu'on ne fait pas avaler comme une pinte de Guinness au Truskell jusqu'à pas d'heure, au Père Barthole ou à la sulfureuse Pepina. Enfin, pour l'instant, pendant que le ventilo tournait plein tube, que les "carapanas" festoyaient goulûment avec nos sangs, et que des lacs de flotte tropicale s'abattaient sur les tuiles précaires de l'Associação Cristã Feminina du 840 rua do Primero Março de Belem, Karla Crystiane Miranda Barbosa semblait porter un intérêt évident à la cause taurine. C'était nouveau, ça brillait, elle voyait des beaux mecs et ça la faisait marrer en même temps que ça l'impressionnait. La mort, la souffrance, la lutte, le sang, et tout le reste, elle savait dejà ce que c'était. Alors, moi, je jubilais.
Elle remerciait une dernière fois ses "Orishas" pour quelques faveurs accordées dont je ne saurai rien, d'un don de quelques roses, et fit un signe à "São Jorge", son saint patron protecteur, dont je me désolais de l'inapproprié coup de lance qu'il portait fort en avant du morrillo du dragon, sur cette épouvantable représentation aux couleurs trop saturées, plantée sur ce mur desolé d'être aussi vide et qui s'en excuserait presque. La sulfureuse working-girl tropicale qui me questionna, tant sur les principes de la corrida de toros qu'elle acquiescait ouvertement puisqu'après tout, ça reste un animal et que, "ma foi, si ça peut remplir quelques ventres au passage", se transforma le temps d'un éclair, dans une salle d'eau qui pourrait être celle d'un vieil hôpital désaffecté, en une mariée immaculée aux lèvres prometteuses et aux intensions inavouables le temps d'une nuit de carnaval, le temps d'un envoûtant déhanchement sambista furieusement sensuel qui fit hurler les hommes et désespéra leurs femmes, tout prêt de l'équateur, dans la moiteur torride d'un bled d'Amérique du Sud de quelques millions d'âmes et autant de tonnes de misère, là où le grand fleuve Amazone rencontre l'Atlantique, pour oublier que pendant que la vie est une chienne pour certains, d'autres tuent des toros, mais les mangent ensuite...
Je n'oublierai pas que "sambista ou torero, c'est un peu pareil, on y vient parce qu'on l'a dans le sang, ou parce qu'on a besoin de bouffer".
Karla Chrystiane Miranda Barbosa, 30 ans, sambista, n'a jamais vu la neige, mais pense qu'elle verra sa première corrida de toros avant.
El SAMBAtacazo