Lorsque le président de la course donne l’autorisation aux picadors de pénétrer dans le ruedo, c’est sans surprise que nous les regardons passer montés sur des chevaux dont les yeux sont cachés par un large bandeau.
En 1896 déjà, le règlement des arènes de Séville précisait que devaient se tenir prêts, en plus des 30 chevaux utiles pour une corrida de toros, « seis caballos ensillados, con brida y pañuelo puesto » sans que l’on sache si le foulard en question recouvrait un œil ou les deux ou autre chose. En 1930, on en sait plus : « [...] su caballo llevará tapado con un pañuelo el ojo derecho [...] ». Actuellement, le règlement espagnol (Real Decreto de 1996) stipule clairement que : « [...] El picador cuidará de que el caballo lleve tapado sólo su ojo derecho [...] » (article 72.2). Le controversé Nouveau règlement taurin andalou, lui, n’est malgré tout pas dépourvu d’intérêt. Au chapitre XII sur le premier tiers du combat, si le foulard a disparu c’est pour mieux réapparaître en amont dans le texte au chapitre X à l’article 42.2 que je traduis : « L’équipe vétérinaire de service sera chargée de vérifier que les chevaux sont convenablement dressés et qu’ils possèdent une mobilité suffisante. En dépit du fait que les chevaux de pique peuvent avoir (traduire auront) les yeux cachés lors du combat, ils ne pourront être l’objet de manipulations tendant à altérer leur comportement. [...] » Quant au règlement taurin municipal en vigueur en France... Circulez y'a rien à voir !
Donc, le picador qui attend la charge du taureau de combat sur son cheval — spécialement dressé, surprotégé voire tranquillisé — lui cache les yeux avec un foulard. Pourquoi ? Existerait-il chez les picadors une croyance selon laquelle un cheval "aveuglé" serait plus fiable qu’un qui ne le serait pas ou qu’à moitié ? Revenons à l’article andalou 42.2 précédemment cité et interrogeons-nous : est-il nécessaire de cacher les yeux d’un cheval convenablement dressé, qui connaît l’arène, le toro — celui-ci ne devrait plus, a priori, constituer une menace — ainsi qu’une large palette de ses réactions ? Un cheval à qui l’on empêche de voir possède-t-il une mobilité supérieure ? N’altère-t-on pas le comportement du cheval en lui cachant les yeux ? Etc.
Qu’en est-il de la vision des chevaux ? Je renvoie directement le lecteur au lien précédent — seul schéma trouvé — et à sa curiosité ; je le laisse libre de se questionner et d’en tirer ses propres conclusions, n’étant pas personnellement armé pour argumenter valablement. Les vétérinaires taurins — et équins —, eux, entre autres spécialistes, pourraient nous éclairer car la littérature en ma possession, au moins, est malheureusement muette sur le sujet comme s’il était dérangeant. Même le précieux ouvrage de Luis F. Barona Hernández et Antonio E. Cuesta López, Suerte de vara, n’en dit mot. À moins que la question ne soit sans aucun intérêt ou classée depuis longtemps, auquel cas je me demande bien pourquoi les deux principaux textes officiels se contredisent, obligeant même l’un d’entre eux à verser dans une hypocrisie confinant à la schizophrénie.
Enfin, n’entendons-nous pas ici ou là que certains chevaux de pique seraient désormais des chevaux toreros grâce au savoir-faire de dresseurs aficionados soucieux de rendre au premier tiers l’importance et la belleza qu’il n’aurait jamais dû perdre ? Peut-être seraient-ils davantage toreros si la vue leur était rendue et peut-être que l’esthétique du tercio de varas s’en trouverait changée ? Peut-être...
Image Le Picador (1832) par Eugène Delacroix, photo RMN © Gérard Blot