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16 octobre 2012

Merchán


À Gema, Albert et Flo,


Il ne viendrait à l’idée de personne, ou de vraiment pas grand monde, de plonger du pâté de perdrix dans de l’huile d’olive. Merchán, lui, a osé.
Du pâté de perdrix, de Jaén, déposé dans une assiette profonde, baignant généreusement dans une huile d’olive étincelante, oscillant entre le vert et le jaune, tendance fluo. Le genre d’huile exubérante et inoubliable comme on en trouve à Jaén justement. Pour couronner le tout, de la fleur de sel, du sel de Maldon peut-être. Épatant. Seuls les petits toasts croustillants pour accompagner ne sont pas vraiment convaincants. C’est le seul reproche. Du vrai pain de campagne aurait été plus approprié, mais le pain, en Espagne, ce n’est pas vraiment ça.

Merchán n’est pas restaurateur. Antonio José Merchán Ortega est patron de bar, et il fait à manger. C’est très différent. En Espagne, un bar est un monde où se croisent les vieux, les jeunes et tous les autres. Celui de Merchán est un univers. 
Le quartier est sans charme particulier, la rue presque anonyme, immeubles modestes de briques rouges — trois ou quatre étages, pas plus. Rien qui attire l’œil ou qui donne envie. Avant d’arriver là, il faut ne pas se perdre dans le labyrinthe des rues de Museros. Le quartier est calme. La seule chose qui anime la rue c’est El Albero, le bar. Immédiatement on s’y sent bien. L’Espagne comme on l’aime. Un univers tapissé de photos et de peintures taurines, d’évocations camperas et de bous al carrer. 
Et lorsqu’on goûte cet improbable pâté de perdrix qui nage dans son huile d’olive, on sent bien que Merchán a fait ça toute sa vie, dans ce coin un peu perdu où l’on ne croise que des habitués.

Sauf que pas du tout. Jusqu’à il y a peu, Merchán occupait un poste à responsabilités dans une grande entreprise du pays. Le genre de poste qui vous stresse, trop sans doute, jusqu’au jour où le cœur dit stop. 
Alors, pour ne pas crever, Merchán a écouté son cœur, abandonné le monde des affaires, et il a fait ce qu’il avait toujours eu envie de faire. Il a ouvert un bar à Museros, rue Alicante, numéro 5. 
Ça lui laisse du temps pour descendre à Jaén profiter du campo, visiter ses amis taurinos et acheter du pâté de perdrix.
Loin du monde des affaires, la vie de Merchán est désormais apaisée, et il peut vous parler des heures, entre deux cañas et un rabo de toro, du monde des toros et de Jaén aussi — c’est lié. 
On ne se priva pas. On évoqua beaucoup, entre souvenirs passés et projets à venir.

Avant de partir, je lui demande de bien vouloir ne pas bouger, quelques instants seulement, histoire de lui tirer le portrait, à côté de sa caisse, juste comme ça, sans idée particulière.
Les yeux de Merchán s’écarquillent, s’arrondissent, immenses, hésitant entre contrariété et amusement.
Non, pas là. Il ne veut pas être photographié à côté de la caisse. À côté de la caisse, juste à côté, un peu au-dessus, trône une photo d’Enrique Ponce.
Et Ponce, Merchán, il ne peut pas le voir. Ça lui filerait presque des boutons. Se laisser photographier à côté de Ponce n’est pas sérieusement envisageable. José Tomás ou Morante de la Puebla, oui, bien sûr, évidemment, mais Ponce, pas question.
Cette photo lui a été offerte par un ami. Par amitié, et pour ne pas froisser, il ne dit rien.
Il la laisse là. Il ne l’a même pas reléguée au fond de la réserve, à droite, près des chiottes. Il la laisse là, juste à côté de la caisse. 
Lui qui ne peut pas voir Enrique Ponce en peinture, il doit le supporter en photo, tous les jours que Dieu fait.
C’est ça la nouvelle contrariété de Merchán, son stress ultime : vivre avec Ponce. 
Merchán ouvre le bar avec Ponce ; il sert le café avec Ponce ; il lave les verres avec Ponce ; il cause à ses clients en compagnie de Ponce ; il range les bouteilles à côté de Ponce ; il encaisse et rend la monnaie sous le regard de Ponce, et il ferme son bar, le soir, sous le regard de Ponce. Lui qui ne peut pas le voir… 
Si un jour vous allez à Museros, à côté de Valencia, au bar El Albero, et que la photo d'Enrique Ponce, à côté de la caisse, juste un peu au-dessus, vous plaît… volez-là… y se le llenará el cuerpo de guay…

___________________

El Albero
Calle Alicante, 5
46136 MUSEROS
Valencia

11 septembre 2009

Fils de Gascogne


A Fifine, à Eric...

Tête de pioche, le coffre large comme la calandre d'un John Deere devant 25 hectares à sillonner, des paluches comme des rames, et le cou épais comme un mât de goélette au large de la Pointe-du-Raz, avec un don inouï pour la déconne, voici le "Guit"... de Montfort... en Chalosse. Quand je dis le "Guit", imagine les Landes, imagine la Gascogne. Lève le blaire, respire, hume, et regarde autour de toi... Là, le vieux chêne, la vieille pierre, la brûme fraiche de septembre ou le lourd soleil de l'été, les tumades dans l'arène, les "cad-debs" des Boniface, la résine plus au nord, la graisse de canard dans le toupin... Imagine... Tout est là, le clocher de Gamardes, les pépinières de Mugron, ou le bar des Deslous, où j'allais chercher papa, sur la petite place de Préchacq, autrefois arène, aujourd'hui parking... Le petit lézard sur le mur chaud, les géraniums qui ont bien pris cette année, les collines jusqu'au ciel, le maïs partout, et tout au fond qui veille posément sur son Sud, de la ténébreuse haute-Landes jusqu'au Gers teigneux comme une bourrique, la chaîne des Pyrénées, superbe et tranquille, la plus majestueuse des grandes feignasses répandue comme une "maja desnuda" sur son sofa velouté. C'est la Gascogne, la belle Gascogne...

Le "Guit", il est paysan et puis gascon. Paysan dans ses mains, gascon dans son coeur, gascon dans ses rêves. Quand il ouvre le bec, le "Guit" - et Dieu sait qu'il l'ouvre - ça sonne fort comme une grosse caisse de "Copleros", et ça raisonne comme les rebonds des beuchigues de basket, discipline chalossaise avant d'être yankee, s'teuplait... T'entends l'accent qui roule de tout un peuple, celui des pets de mailloche et des coups de trombones, celui des pantzer de la première ligne et des pianistes de derrière qui font chanter le cuir, celui de "l'escalot" et des fiers à moustache, le béret vissé sur la caboche, l'épaule osseuse et l'oeil qui pétille d'orgueil, bras au ciel, aguantant la vache avisée qui va se faire un malin plaisir de t'exploser les costiches sur le passage et te chercher ensuite au sol, si par mégarde elle était pas encordée, la salope ! Et puis il est généreux, entier, le "Guit", un peu brut de décoffrage, certes, avec une gueule comme ça, mais toujours la gouaille chaude et souriante. D'ailleurs, même les droites, il les colle avec le sourire. Faut dire qu'il est pas avare, le type ! Il te décollerait la tronche d'une mûle à coup de patte velue. Un solide , je vous dis ! Un solidassss, même, comme on dirait par chez nous... mais on l'aime bien, le "Guit". On l'aime même beaucoup.

Bref, tu l'as compris, le "Guit", c'est les Landes, et les Landes, c'est le "Guit". D'ailleurs, tu peux bien te douter qui si on l'appelle le "Guit", au "Guit", c'est parce que justement, les canards, c'est son métier.
A la ferme de Guimont, tu zappes le bordel de ta vie d'ailleurs. Ici, on avance dans la vie au rythme d'un vol de palombes, d'une paire de vaches à traire, d'une armée de canards enflés comme ma voisine qui ne demandent qu'à s'en mettre dans le gosier puisque de toutes façons, ils savent faire que ça (comme ma voisine...), bref, on avance au rythme du temps qu'il fait, d'une pluie trop précoce, d'un soleil qui la ramène un peu trop, d'un orage qu'on sentait venir, ou d'une putain de grêle qu'on n'avait pas prévu... Allez va, t'affole pas, laisse faire, et attends que ça passe. Et puis c'est tout.
Le "Guit", c'est pas Boudha, la sagesse et la philo, ça lui colle pas aux artères. Lui, il aime la bonne vie, les fonds de marmites et les effluves tursannisées, quelques espagnolades et les haltes inopinées mais toujours opportunes, de quelques lurons, toujours bienvenus. Signe de réussite ? Son quillet de 6... cherche pas la piscine. C'est pour ces "connards de bourges", il te dirait. Pardi....
Et puis, ça fait faire du sport aux copains à l'heure de l'apéro, alors si ça rend service, pourquoi s'en priver ? Trois compères, un pion de jaune, pas trop de glace, et puis tè ! Un pet de douceur "jambonnisée" fraîchement coupée par la douce Fifine, et là, qui arrive, royal, lumineux, dans la splendeur de la douce clarté qui perce à travers les charpentes trois fois centenaires, sa Majesté le foie gras, sans lequel, tout passage dans le fameux estanquet montfortois n'aurait plus aucun sens. C'est la vie, celle du "Guit", et c'est pas plus compliqué. La mamie qui a claqué, le tracteur tout neuf du voisin, et le patac dans la mêlée relevée de dimanche dernier, on aborde tous les sujets. Et si ça vole pas haut, c'est quand même toujours bien...

Autour, les hirondelles qui gueulent leur bonheur, les photos des amis et du bon temps qui passe, et puis, les toros, et les souvenirs d'aficionados. Ah ça oui, le "Guit" est aficionado. Comme tout Landais qui se respecte, ma foi. Les vaches, les toros, les tumades, la corne, un intérieur, Jacky Lanot et Fédérale, c'est dans le sang, c'est dans le ciel, c'est dans la terre, c'est dans l'air que chacun respire goulûment ici depuis toujours. Rachou, les écarteurs gitans, Morante ou Fundi, c'est pareil. Braves jusqu'à l'inconscience, ils mériteraient d'être tous Landais, tè ! Sur les murs jaunis, des "Ducasse", la tronche d'Ojeda, de Mendes et de Joseph Coran, des histoires d'arènes, un bout de corne de machin, des bouquins poussiéreux, et des "trastos". Si, si, des "trastos", avec une vraie épée de mort, et même un "traje" vaguement trouvé dans un grenier, dont l'histoire n'appartient qu'à lui. Il aime les vaches, le "Guit", il aime les toros, et tout ce qui va autour, avec le pion avant, pendant et après. La corrida, la course landaise, c'est la fête des Braves, de tous les Braves... "Guit", il est pas du genre à batailler. Pour lui, c'est simple, un bel intérieur en concours ou des tercios respectés, et tout va bien. Lui salope pas les piques, ça va me le foutre en rogne ! Il te dira qu'un toro, ça se respecte, et qu'une vache, ça "fule", et basta ! De toute façon, on va pas à la course pour voir des danseuses. Pas chez nous ! Alors, oui, d'abord, la bestiole. Et si ça peut foutre quelques pets de testons par-là, et ben tant mieux ! Faut que ça envoie, là au milieu. Ah oui, c'est un rude, le "Guit"... Il aime la poussière, il aime le patac, les hils de pute qui en veulent, les yeux dans les yeux, les poings dans le pif, à la landaise, quoi. Apre et généreux. Bref, "Guit", il aime la Fiesta Brava, en vrai bon Landais, en vrai bon Gascon, il aime la bringue qui va autour (ah ça oui, il l'aime, la bringue !) en vrai bon Landais, en vrai bon Gascon... autant que la délicieuse petite brûlure de l'Armagnac au fond de la gorge...

Séville, les Andalouses précieuses et les culs pointus à la tignasse huilée, c'est pas son monde. Lui, c'est Dax, Bayonne, Montfort et Pampelune plus que tout, et le reste, à la rigueur, peut-être, mais faut voir... C'est qu'il a aussi les bêtes à soigner, le "Guit", et qu'il en vit, de ses bestioles... mais elles lui enlèveront quand même pas SA sacro-sainte semaine de Sanfermines, son Las Vegas à lui, son Saint-Tropez, son Graal de juillettiste... Ah ça non ! Ils peuvent toujours gueuler, les palmipèdes, ça lui fera pas passer le goût unique et savoureux d'une course de Dolores, de Gago ou de Miura avec 30 grosses caisses dans les oreilles, 543 trompettes et 428 trombones, accompagnés de quelques kilos de potchas finement préparées, les txuletas délicatement braisées, et puis le foie, Grand Seigneur de Chalosse, que la douce Fifine lui aura mis dans la besace avant de partir "à la fête"... et du rouge, aussi... un peu, au cas où il en manquerait.

Voilà, c'est ça, le "Guit", un aficionado gascon, rude et tendre à la fois, attachant comme sa terre, pour qui les vaches, les toros, la fête, la fête, les toros, les vaches... et la joyeuse compagnie qui va avec. Un vrai, de chez nous... de ces Landes qu'on aime, de mes Landes que j'aime. Tout un joli monde, en fait...

15 avril 2009

Mauvaise blague... Chroniques amazoniennes


« Tu verras, tu peux pas la louper », m'avait dit Paulinho. Elle est là-bas, au fond de Ver-O-Peso. En traversant le mercado, fais gaffe à tes poches, gringo ! Ici, ils te repéreront vite et t'y verras que dalle. Ils sont rôdés, ces salopards. Tu la trouveras après avoir passé les étalages des poissonniers.
« D'accord, mais moi , je l'ai jamais vu, je sais pas la tête qu'elle a ! »
T'inquiètes pas, gringo ! Demande juste « Dona Colo » !!! Ici, elle est plus connue que "Fafa" !
Et puis Paulinho m'a largué là.
Plus connue que "Fafa" ? "Dona Colo" ? Ah , quand même...
Je ne savais pourtant rien d'elle. On m'a juste dit qu'elle trafiquait avec les astres, et réglait ses soucis de voisinage ou de mauvais payeur, à coups de pactes avec le Diable himself, auquel elle avait dû accorder quelques offrandes inavouables, du temps où "Dona Colo" avait encore la silhouette fine et délicate des jeunes déesses félines, brunes et cuivrées des bords de l'Amazone. On la disait un peu sorcière, "Dona Colo", et c'est pourtant elle que je venais voir, au Mercado Ver-O-Peso de Belém.
L'endroit était sombre, de plafond bas, mais il grouillait et les couleurs des flacons pleins de filtres d'amour et d'élixirs de vie éternelle pétaient en éclat sous les rayons de soleil qui pénétraient péniblement à travers les plaies du toit. Je ne tardais pas à repérer l'objet de ma quête, car en effet, on ne pouvait pas louper "Dona Colo", qui trônait là, superbement, Esmeralda d'une cour des miracles exotique et moite. Dans la pénombre de la galerie, je percevais les contours de son onctueuse silhouette de sexagénaire par les cordes de lumière qui venaient s'éclater sur ses rondeurs, car même le diable n'avait su ralentir l'oeuvre du temps...
L'oeil très noir sur sa peau brune, la vieille femme restait belle et les pousses de piments rouge vif qu'elle portait aux oreilles pour épouvanter les esprits malins, la rendait rayonnante, même…
Bref, elle m'accueillait devant son « autel », et la confiance instaurée entre le gringo et la sorcière amazonienne allait donner lieu à un étonnant étalage de cultures occultes et de croyances surnaturelles…
Pour quelques reals, j'étais donc venu demander à "Dona Colo", de me raconter un être cher, très cher dont je possédais une photo, là, avec moi. Un de ceux dont on ne veut entendre parler que de la bonne fortune. Par amusement, provocation aussi, sans doute parce que je ne voyais là que croyance et superstition d'un autre temps, je décidais de la lui montrer, et après quelques secondes, la sorcière me racontait tout ce que ses pouvoirs lui permettaient de voir et de savoir quant à mon « ami »...
Elle me dit à peu près ceci : « Un aigle... Je vois l'ombre d'un aigle qui plane, l'oeil étincelant et vif, porté sur l'horizon, la hauteur d'un souverain, et la quiétude d'un combattant résigné à ce qu'il sait faire de mieux : souffrir. Il luttera ardemment... pour l'Honneur... la belle affaire... chanceux, et riche, oui, mais... cela ne durera pas... Honneur à la con... Il ne devrait pas provoquer la mort avec tant d'arrogance et d'audace, tu sais... Il a l'air de le faire souvent... trop... mais... il va se faire mal... Je vois le triomphe, la gloire, le bonheur d'un roi, ça oui... mais je vois aussi le Drame, les larmes et la tristesse des hommes... quelque chose dans son regard qui ne va pas... ça ne me plaît pas... tout finira mal, gringo, tout finira mal... »

Foutaises, visions à la con, prédictions de merde, bavardages de vieille folle... Ça tenait pas debout un seul instant, tout ça... j'avais perdu mon oseille et mon temps... ça ne me faisait plus du tout marrer, ces conneries... Toutes façons, j'y crois pas !...

Silence.

Sur cette sensation pesante qui occupait gravement mon esprit malgré tout, je me séparais de cet oiseau de mauvaise augure de "Dona Colo", de Belém, du Brésil... et de la photo de mon « ami » aussi... un certain José Pedro Prados Martín... de Fuenlabrada...
Mais je m'en fous, puisque j'y crois pas...

15 mars 2009

A la droite du père... Chroniques amazoniennes


Nelson Beto Valdes est mort. Hier. A 10h du matin. Nelson Beto Valdes n’était pas si vieux et avait même de beaux jours devant lui. Enfin, je crois, je suppose, j’imagine. Car je ne connaissais pas Nelson Beto Valdes. Je sais juste qu’il était taxi. Un parmi tant d’autres, dans cette bonne vieille ville de Belém, « a Cidade da Mangueira ». Il avait aussi des fils, trois, Cuca, Celio et Rui, et puis une chère et tendre épouse, évidemment, qu’il laisse à leurs destinées respectives. Je les imagine bien malheureux, car je veux croire que Nelson Beto Valdes était bon père de famille, et mari aimant, même si, comme il est de coutume dans ces contrées trop chaudes, la passion vous dévore et l’impulsivité des esprits mâles pousse parfois à quelques regrettables coups portés sur la bien-aimée... mais c’est jamais bien méchant, ou pas vraiment intentionnel, et puis, quand même, elle l’a un peu cherché, et au fond, c’est pour son bien, c’est par amour... quoi qu’il en soit, c’était pas la première fois, ce ne sera sûrement pas la dernière... enfin, pour Nelson Beto Valdes, si.
Mais bon, de toutes façons, ça ne durait jamais bien longtemps, et tout cela finissait forcément en un syncrétisme de chairs, de sueur et d’orgasmes sous des draps toujours trop épais, dans ces terres trop chaudes, définitivement trop chaudes. Ainsi la vie reprenait au petit matin, normale à souhait, banale à crever ; et Nelson Beto Valdes repartait au boulot, dans son taxi blanc, tout blanc, la chemise impeccable, qui ne le restera, de toutes façons, pas bien longtemps. Mais Dilma, la tendre épouse qui se remettait de sa tumultueuse nuit, avait fait son boulot de femme docile et empressée, et c’est bien ça qui comptait.
Je ne sais rien des 3 fils, et je m’en fous. Un semblant d’études, peut-être, quelques trafics, sûrement, des petits boulots minables, à droite, à gauche, de temps en temps, histoire de payer la note laissée chez Rosario, après avoir passé la nuit à vider les stocks de Skol, et reluquer les « bichas » du quartier, en écoutant la brega lamentable plein tube dans d’énormes enceintes grésillant au fond d’un coffre de bagnole grand ouvert, pour mieux apprécier les nuances, sans doute.
Nelson Beto Valdes est donc mort, hier matin, à 10h. Sa journée était déja bien entamée quand cela est arrivé, et je l’imagine bien, l’ami Nelson, le long de la « Praça da Republica », nonchalamment assis sur son banc, à l’ombre des manguiers, supportant la chaleur tropicale, loin de songer à finir prochainement sa vie si quelconque, échangeant trois éclatantes conneries avec les collègues, sur le temps qu’il fait ou qu’il va faire, s’emballant passionnément pour ceux de « Paysandu » ou « Remo », sans jamais oublier de poser un oeil délicat sur une de ces paires de fesses rebondies qui déambulent ici à vous en coller des maux de tête vertigineux, d’un bout à l’autre de la longue « Avenida Presidente Vargas », interminable et dormante, sous son allée de robustes et verdoyants manguiers. Ah, les manguiers de Belém...
Se doutait-il, ce brave Nelson, qu’au même moment, plus au nord, en Europe, à la sortie d’un hiver rude et pas tout à fait clos encore, de tapageuses palabres tortueuses et torturées s’entremêlent afin de déterminer qui mettra sa vie en caution devant tels ou tels monstres assassins venues des plaines d’Andalousie ou de la rude Salamanque, pour quelques sacs d’or et autres promesses de fortune ? Pouvait-il s’imaginer que l’on pouvait autant s’amuser à parier sur l’hypothèse d’une fin de vie devant des Victorino, des Gago ou des Palha en plein coeur de Séville, de Bilbao ou d’ailleurs, ou encore quel genre de terreur évoquaient d’aussi doux noms que ceux de María Luisa, Prieto de la Cal ou Dolores ? Bref, Nelson Beto Valdes s’en foutait certainement, mais aurait été bien étonné d’apprendre que des êtres sains, de chair et de sang, se lèvent chaque matin en consentant que cela soit le dernier... et tout cela, au nom de la Passion, de l’Amour et de l’Art, et parce qu’il faut bien vivre aussi, un peu. Pouvait-il se douter, notre chauffeur de taxi « paraense », qu’on pouvait jouir d’autant d’imprévu et désirer se jouer de la mort au point d’en vivre passionnément ? D’en parler, et d’en parler encore, d’en rêver et d’en rêver toujours, de se voir et se revoir, nu, mutilé atrocement, pour toujours, dans un miroir impudique, avec cette douleur unique qui s’éveille au moindre regard posé sur la moindre scarification. Jouer avec la mort a un prix, et le corps et l’esprit s’en souviennent jusqu’au dernier souffle, et je ne peux croire qu’on puisse oublier la puissance, la souffrance, la peur, le regard de l’ennemi, son odeur, le déchaînement de poussière, de bruit, de violence, de terreur qui émergent de ces quelques instants qui vous soulèvent de terre, non je ne peux pas croire que l’on ne puisse pas envisager sa propre fin lorsque la bête vous transperce, vous bouscule, ou simplement vous regarde. Fermer les yeux et attendre que tout cela s’arrête. Adopter le principe en tant qu’Art de vivre. Car on ne vit pas des toros sans consentir à mourir... sans le désirer, même. Toréer est un acte fou, démesurément inhumain, opposé aux principes dogmatiques de toute théologie modérément appréhendée, opposé à tout instinct de chaque être pour qui la vie est évidemment un bien précieux, un don unique, un aveu de confiance et une chance qu’il ne faut pas gâcher, et que personne, je dis bien PERSONNE, n’a le droit de vous ôter. Toréer est un défi aux lois naturelles, un jeu morbide relativisant tous les principes fondateurs qui vous poussent à mettre un pied devant l’autre, en inspirant puis expirant, chaque jour, chaque seconde, parce que « la vie est tout simplement un ensemble de fonctions qui résistent à la Mort », et que c’est ainsi. Enfin, vous, moi, Nelson Beto Valdes sans doute aussi, admettrions que toréer est un renoncement à la vie consenti, peut-être desiré même, un acte d’Amour sans retour, une oeuvre suprême, le don de soi au nom de l’Art.
Ce matin-là, Nelson Beto Valdes, qui ne pouvait se douter qu’il vivait ses derniers instants, avait déjà traversé cinq fois la ville d’Est en Ouest, bu trois « cafés com leite » trop sucrés, s’était extasié huit ou neuf fois du but de « Ronaldo » face à « Palmeiras », savait qu’il devait ramener quelques « abacaxis » bien murs à sa douce Dilma, et se disait que Rogèrio, son collègue, avait une plutôt belle femme, et que, bon, quand même... d’autant qu’elle avait été plutôt souriante, la dernière fois. D’ailleurs, peut-être que cet après-midi-là, à l’heure de la digestion, il aurait même pu passer une petite heure sereine avec une de ces putes qui traînent sur la terrasse du « Bar do Parque »... Une petite heure, ou deux, le temps de quelques confessions, dans une chambre d’hôtel crasseux où le ventilo tourne pour rien dans un ron-ron hiritant, avant de repartir traquer l’homme d’affaires pressé ou le gringo avide de monuments à visiter, et de finir sa journée paisiblement, un peu comme tous les jours, depuis 30 ans, un peu comme tout le monde, depuis toujours.... Mais jamais, oh non jamais, il n’avait prévu, Nelson, que les mangues de Belém commençaient à mûrir, en cette saison, et que l’une d’elles, sur son arbre perchée, là-haut, un de ceux de « l’Avenida Presidente Vargas », sans doute un peu plus mûre, sans doute un peu plus lourde, allait rencontrer, là, dans quelques instants, quelques secondes, quelques centièmes de secondes, le sommet de son crâne, et le briser, mettant un terme à la vie de Nelson Beto Valdes, 56 ans, père de famille et mari aimant, taxi de la bonne vieille ville de Belém. Il avait pensé à tout, Nelson, ce matin-là, tout envisagé même, sauf sa propre mort, si connement exotique, si exotiquement conne.

Pendant ce temps-là, dans le froid de l’Europe, la temporada s’éveille, doucement, pour ceux qui ne pensent qu’à elle, la « Dame en noir », et s’ennivrent pleinement du défi morbide qu’ils lui servent en pâture chaque fin de journées chaudes et poussiéreuses, comme pour mieux la voir venir, la « Grande Dame » et pouvoir lui dire, le sourire aux lèvres : « C’était pas pour aujourd’hui »... Alors, on verra demain...

03 mars 2009

Ulisses... Chroniques amazoniennes


Quand je lui ai demandé qui étaient les meilleurs, il a pas hésité : les Cubains, il a dit, parce que ça a faim, c’est pas gros, mais putain, ça tape fort et ça lâche rien ! Ulisses Pereira, la cinquantaine robuste et la face usée par le cuir trempé de sueur de ses adversaires du bon temps jadis devenus de vieux frères, était là, assis sous la pâle lumière de l’unique néon du ring numéro 3, celui qui sert à l’entraînement des petits, ceux du quartier, et puis aux vieux aussi, ceux qui ne sauront ou ne pourront jamais s’arrêter de se la donner sur un ring, en attendant l’année de trop, celle qu’il ne fallait pas faire. Le numéro 3, c’est celui du fond, là-bas, celui où les cordes sont usées, parfois manquantes ou vaguement rafistolées, et où le sol se décolle de partout... Du coup, il faut y faire plus gaffe qu’ailleurs, mais c’est bon pour travailler les appuis. Alors bon...
Ici, c’est l’Academia Paraense de Boxe d’Ulisses Pereira, la vieille gloire locale des années 1980. Tout le monde le connaît, Ulisses, dans la Travessa Rui Barbosa, et puis surtout, tout le monde le respecte. Il a encore des bras, le vieux lion, et il serait bien capable de coller quelques crochets bien sentis. Mais, quand Ulisses raconte, tu sens bien que la guerre est finie depuis une paye. Le muscle est moins saillant, et les arcades et la cloison nasale en auraient à raconter. Ulisses, il a l’aspect d’un de ces vieux sementales que l’on apperçoit dans toutes les ganaderías de bravos, là-bas, planqués paisiblement sous un vieil arbre mort, un peu empâté, la démarche un peu lourde et boîteuse, mais la présence rassurante, par ce qu’il a été, même si...
Bref, pour lui, la vie, c’est combattre, et combattre, c’est vivre. Il peut pas faire autrement, Ulisses, parce que tout ce qu’il a, ça vient du ring, et de ses poings aussi, bien sûr. Et puis, de toutes façons, il savait pas faire autre chose. Alors, plutôt que de finir au fond d’un caniveau dégueulasse de Marituba, la peau trouée par un calibre pour une sombre histoire de bagnole volée ou de gonzesse un peu facile, il a choisi de pouvoir se regarder dans la glace tous les matins, même si ça n’a pas toujours été facile... Pas comme ces gamins qui branlent à longueur de journée dans la Travessa Rui Barbosa sur des bécanes un peu trop chromées pour être possédées honnêtement, et qui le toisent d’un peu haut, le vieux lion, et à qui il collerait bien quelques droites pas volées, de temps en temps, et que ça ne leur ferait pas de mal, même... mais bon, chacun sa vie, chacun sa merde. Ulisses, lui, il a choisi de combattre... avec honneur.
Il a été un grand champion de l’Etat du Pará, et les photos jaunies qui n’ont pourtant pas vu la lumière du jour depuis des années, vous le racontent encore, sur les grands murs de l’Academia Paraense de Boxe do Belém, qui mériteraient bien un petit coup de pinceau, d’ailleurs. Tout ça, ça le fait marrer, et il transpire la modestie l’ami Ulisses, mais tu sens bien l’orgueil qu’il a au fond de lui, de te faire remarquer que Acelino 'Popo' Freitas, le fringant puncheur bahianais, a été son poulain, et qu’ils ont partagé trois titres WBO ensemble. Et c’est tellement vrai, que du coup, cette histoire a une autre gueule... enfin, pour moi, en tous cas, elle en avait une autre...
Il m’a raconté aussi comment il s’est retrouvé entraîneur de l’équipe nationale du Brésil en partance pour quelques olympiades, mais bon, tout ça, c’est bel et bien fini... Il a préféré raccrocher parce que de toute façon, ils étaient pas bons, et qu’avec des mecs qui en voulaient pas, y avait rien à faire, et quoi qu’il en soit, les sélections nationales, ça voulait rien dire, et il savait bien, lui , ce bon Ulisses, que certains y étaient parce qu’ils connaissaient du monde à la fédé, et puis que finalement pour boxer, faut avoir la dalle. Et puis c’est tout...
Bref, tout ça, c’est Ulisses, Ulisses Pereira, le vieux combattant de Belém que tout le monde respecte, et qui passe son temps entre les trois rings de l’Academia Paraense de Boxe, à corriger des crochets pas assez appuyés, des droites pas assez profondes ou des uppercuts sur des appuis inversés, dans l’épaisse moiteur d’une salle de boxe des rives de l’Amazone.
Pendant qu’un des sacs encaissait copieusement les coups d’un hypothétique futur champion dans l’obscurité du gymnase, Ulisses Pereira, avec des airs de vieux ganadero las de trop de labeur, finit par m’avouer que la vie l’avait poussé à combattre, mais que la lutte, on l’invente pas, on l’a dans la peau. On part pas à la guerre si on a une âme de pianiste, un mental de trapéziste. Lutter, c’est douloureux, ça fait peur aussi, parce qu'on sait jamais comment on va en sortir. Quoi qu’il en soit, combattre c’est pas une affaire de poids, disait-il, c’est une affaire de mental. De regard aussi. Des pas francs, des trop francs, des vides, des effrayés, des fous... Et il en a vu, Ulisses, des combattants de toute sorte, mais il vous dirait que c’est pas les plus gros qui lui ont fait peur, ou mal. Il aimait pas les trop malins ou les trop vicieux, mais il fallait quand même les aguanter. Pas le choix. T’y es, t’y restes, et tu donnes tout, parce que l’autre, en face, ce gros enfoiré plein de haine, il va t’en mettre plein la gueule, il en veut qu’à ta tronche et il va pas te louper. Pourvu qu’il crève pas plus la dalle que toi, bonhomme, parce que sinon, tu vas prendre cher, et ça va tomber épais ! Ouais, les vicieux et les trop malins, Ulisses, il les aimait pas, mais il fallait quand même les aguanter. Tout comme les gros qui tapaient fort, les grands mous qui encaissaient tout, les fins stratèges, ou les valeureux qui boxaient tête en avant. Tous, il fallait les aguanter. Fallait faire le boulot, il disait, sinon, c’etait la galère, les trafics à la con, la rue...
L’entraînement commençait, Ulisses avait du taf. Je le laissais. Et puis je le regardais une dernière fois, le vieux combattant qui réajustait ses sacs, vérifiait les cordes, et je me disais que, forcément, sous d’autres cieux, il aurait été torero, en lidiador avisé il aurait sûrement ouvert les puertas grandes de Las Ventas à Bilbao, et aurait même pu s’appeler Fundi, Frascuelo ou Luis Francisco... et autant de raisons de ne pas faire l’année de trop.

C’est juste qu’Ulisses Pereira est né un peu trop au sud. C’est comme ça...

Saludo, Maestro !

13 février 2009

A flor do Grão-Pará !... Chroniques amazoniennes


Il fallait bien qu'un jour on en cause. Je me trouvais à Belém, dans l'état du Pará, et Karla Chrystiane Miranda Barbosa n'avait même pas ondulé son sourcil quand je lui ai dit que "j'aimais voir tuer des toros". Il faut bien manger, elle disait, alors je suis pas rentré dans les détails, et j'ai acquiescé. Si les Espagnols crèvent la dalle, quoi de plus normal que de se saper de paillettes pour flinguer un zébu furieux à l'arme blanche ? Désemparé, je la regardais en souriant, tellement je comprenais enfin le fossé qui opposait mentalement nos deux hémisphères respectifs. Et puis je me suis senti con, aussi. Après tout...

Elle, elle crève pas la dalle, loin de là, mais elle a pas grand-chose non plus. Du coup, elle chante Cartola, Vinicius, Chico ou Caetano et elle danse frénétiquement pour pas pleurer, pour pas vouloir voir que la vie est une chienne, parfois. Alors, s'emmerder à lui expliquer que c'est pas ce qu'on croit, que ça n'a rien de dégueulasse et qu'il faut lutter courageusement pour s'en sortir car le spectacle se situe ailleurs que dans la pure notion d'Esthétique, c'était mal venu. Pas ici, pas aujourd'hui, et pas à elle.
Sambista ou torero, c'est un peu pareil, concluait-elle. On y vient parce qu'on l'a dans le sang, ou parce qu'on a besoin de bouffer.
Quand elle ne remplit pas des containers de super-tankers du bois rare et précieux d'Amazonie, Karla est donc sambista, et c'est même probablement la meilleure sambista de tout Belém... et ça, compañeros du sexe fort, ça ne veut pas rien dire.
Au 840 de la Rua do Primero Março, la triste façade de l'Associação Cristã Feminina se casse la gueule de toutes parts, mais Merian s'en fout pas mal. Elle a d'autres soucis. Pas une tune, elle commence à se sentir vieille. Sa fille rêve d'Europe, d'hiver et de grandes avenues, et puis il y a Athus, le petit, tout droit sorti d'un La Redoute tropical, qui n'a pas demandé à être là, au milieu de ce bordel et qu'il faut pourtant faire bouffer, tous les jours, habiller, amener à l'école, faire vivre, quoi... avec la fausse promesse d'un semblant d'avenir au fond des yeux. Mais oui, Athus, tu l'auras, ta "plaiiii stação"... tu l'auras... quand ton père, esse filho da puta, m'enverra enfin ses pensions en retard. Heureusement, il y a Miranda, le tonton pédé, qui vient raconter ses épouvantables histoires de cul en roulant des yeux, de temps en temps, et tout ça finit en éclat de rire général...
Pour autant, ici, c'est pas la misère des favelas. C'est juste qu'il n'y a pas d'avenir à "Cidade vielha", et qu'il faut y supporter la vie comme on traîne un vieux rhume qu'on n'arrive pas à soigner. C'est pas grave, c'est juste chiant. Alors, on attend que ça passe. Et ça passera, c'est sûr...

Mardi matin, 9 heures, 32 degrés. Je n'arrive plus à enfiler le moindre tee-shirt. Tant pis, je me dis que Merian a dû en voir d'autres, du coup je m'en fous... Elle aussi. Devant le portail, là, entre 2 pare-chocs de bagnoles, allongé sur un carton gras, un couple de clodos baise laborieusement sous une fine couverture en guise de dignité, pendant qu'un troisième passe le temps à ronquer toutes gencives édentées dehors sur le trottoir opposé. Leur linge sèche sur la bouche d'aération d'un supermarché dont ils ne pourront vraisemblablement que fréquenter la sortie de parking. Pas très loin, des sacs poubelle éventrés. Je devine que le repas fut copieux.
Voilà, là, tu l'as la misère. Elle pue franchement, celle-là. Elle fait mal aux yeux. Elle t'écoeure aussi, honnètement. Mais elle est là. Bien là.
Il fait chaud, humide, et dans la rue, ça pue la bouffe grasse et la moisissure qui s'évade des maisons restées trop longtemps fermées. Au milieu, juste au milieu, Karla, qui vient de quitter le bureau, arrive. Splendide, elle rayonne, comme toujours. Dans ses veines, le passé douloureux des martyrs d'Afrique qui ont forgé ce pays de leur sang et de leur sueur, et toute la souffrance du peuple d'Amazonie devenu atrocement folklorique pour avoir été forcé de s'incliner devant d'étranges dieux barbus qui empestaient la poudre à canon et l'alcool fort, venus de côtes lointaines plus au nord. Je vous le dis, Karla est une perle dans un chaudron bouillant. Une Esmeralda du soleil. Elégante jusqu'au bout des seins, raffinée et sans la moindre faute de goût, un croissant de lune en guise de perpétuel sourire, elle enflamme chaque rue qu'elle traverse en faisant claquer ses hauts talons sous son mètre soixante-dix orgueuilleusement assumé. Les épaules déchirent sèchement l'air devenu épais sous un mouvement parfait de balancier. Ses longs bras satinés n'ont plus qu'à se laisser aller langoureusement pendant que les hanches claquent de droite et de gauche pour soutenir et appuyer sa savoureuse démarche, franche et autoritaire sous des airs latinos qu'on dirait ici nonchalants. On devine une étoile du Bolchoï dans un corps de félin. Mais elle est sambista, Karla. Oh oui ! Elle est sambista, et tous les coeurs à vif et la sueur bouillonnante des fronts mâles "paraenses" ne suffiraient pas à vous le faire comprendre. La force tranquille, le cou fin et droit, menton haut, l'oeil fixe sur l'horizon du grand fleuve noir sans rivage, ses cheveux bouclés claquent au vent comme les étendards d'une armée prête au combat, pendant que le soleil s'accroche comme il peut à la plus petite ondulation de sa peau caramélisée. Même le plus vil des "caralhos" n'oserait poser sa main sur une telle orchidée, pour peu que ce soit un peu le Diable... A cet instant, je vous le dis, c'est tout le Brésil qui pleure, du plus pofond de la forêt amazonienne jusqu'à la plus étincelante des plages de Rio, toute une terre qui tremble, tout un continent qui s'embrase, tout un peuple à genoux, tout un "Corcovado" qui se dresse ! "Cristo Redentor", aie pitié de nous, pauvres Hommes, si bassement Hommes...

Pendant que Merian lui avait preparé un "Frango na Tucupi" dont elle seule a le secret, moi je lui parlais de mes toros. Et c'est ainsi que sur l'écran de son PC, le Cid toréa à Bilbao 46 fois, José Tomás à Madrid 34 fois (elle s'imaginait mal comment on pouvait ravoir au lavage un costard si salement taché de sang, sans frotter pendant des semaines), Pepín à Sevilla 37 (la vuelta dans le ciel andalou la faisait marrer), je ne pus compter combien de fois pour Fundi, mais elle se laissa aussi raconter 52 fois comment les terribles Raso de Portillo firent trembler la terre à Parentis, comment Rincón vint à bout de 'Bastonito', ou l'inverse, et entendit par occasion parler de toros gris, blancs, et de quelques bourgades du sud de la France, gersoises ou catalanes, où l'on trouvait plus de canards que d'habitants et où logerait à peine 1/1000ème de la favela de Fortaleza... Elle s'enthousiasmait du spectacle de l'arène, et ses pupilles sombres se fixaient sur des détails qui m'échappaient moi-même. Bien sûr elle avait dejà vu que quelques part en Espagne ou en Italie (elle ne savait plus très bien), on faisait courir des toros dans les rues. Ça l'amusait. Mais elle comprenait difficilement qu'un tel endroit puisse être autant fréquenté que les avenues de Rio au mois de février, parce que les costumes du carnaval, c'est quand même autre chose ! En guise de clin d'oeil, ou pas, elle me demanda aussi ce qu'était un batacazo. Sans doute dans l'espoir de se rassurer un peu sur les notions de "Cruauté" et d'"Humanité", elle me priait de confirmer que l'animal abattu serait bien mangé ensuite, parce qu'évidemment, y a des endroits où on ne plaisante pas avec l'éventualité d'un bout de steak potentiel. Evidemment, je confirmais, car je sentais que là, se trouvait la clé de l'attrait definitif qu'elle aurait pour cette coutume si particulière qu'on ne fait pas avaler comme une pinte de Guinness au Truskell jusqu'à pas d'heure, au Père Barthole ou à la sulfureuse Pepina. Enfin, pour l'instant, pendant que le ventilo tournait plein tube, que les "carapanas" festoyaient goulûment avec nos sangs, et que des lacs de flotte tropicale s'abattaient sur les tuiles précaires de l'Associação Cristã Feminina du 840 rua do Primero Março de Belem, Karla Crystiane Miranda Barbosa semblait porter un intérêt évident à la cause taurine. C'était nouveau, ça brillait, elle voyait des beaux mecs et ça la faisait marrer en même temps que ça l'impressionnait. La mort, la souffrance, la lutte, le sang, et tout le reste, elle savait dejà ce que c'était. Alors, moi, je jubilais.
Elle remerciait une dernière fois ses "Orishas" pour quelques faveurs accordées dont je ne saurai rien, d'un don de quelques roses, et fit un signe à "São Jorge", son saint patron protecteur, dont je me désolais de l'inapproprié coup de lance qu'il portait fort en avant du morrillo du dragon, sur cette épouvantable représentation aux couleurs trop saturées, plantée sur ce mur desolé d'être aussi vide et qui s'en excuserait presque. La sulfureuse working-girl tropicale qui me questionna, tant sur les principes de la corrida de toros qu'elle acquiescait ouvertement puisqu'après tout, ça reste un animal et que, "ma foi, si ça peut remplir quelques ventres au passage", se transforma le temps d'un éclair, dans une salle d'eau qui pourrait être celle d'un vieil hôpital désaffecté, en une mariée immaculée aux lèvres prometteuses et aux intensions inavouables le temps d'une nuit de carnaval, le temps d'un envoûtant déhanchement sambista furieusement sensuel qui fit hurler les hommes et désespéra leurs femmes, tout prêt de l'équateur, dans la moiteur torride d'un bled d'Amérique du Sud de quelques millions d'âmes et autant de tonnes de misère, là où le grand fleuve Amazone rencontre l'Atlantique, pour oublier que pendant que la vie est une chienne pour certains, d'autres tuent des toros, mais les mangent ensuite...
Je n'oublierai pas que "sambista ou torero, c'est un peu pareil, on y vient parce qu'on l'a dans le sang, ou parce qu'on a besoin de bouffer".
Karla Chrystiane Miranda Barbosa, 30 ans, sambista, n'a jamais vu la neige, mais pense qu'elle verra sa première corrida de toros avant.
El SAMBAtacazo