16 octobre 2012

Merchán


À Gema, Albert et Flo,


Il ne viendrait à l’idée de personne, ou de vraiment pas grand monde, de plonger du pâté de perdrix dans de l’huile d’olive. Merchán, lui, a osé.
Du pâté de perdrix, de Jaén, déposé dans une assiette profonde, baignant généreusement dans une huile d’olive étincelante, oscillant entre le vert et le jaune, tendance fluo. Le genre d’huile exubérante et inoubliable comme on en trouve à Jaén justement. Pour couronner le tout, de la fleur de sel, du sel de Maldon peut-être. Épatant. Seuls les petits toasts croustillants pour accompagner ne sont pas vraiment convaincants. C’est le seul reproche. Du vrai pain de campagne aurait été plus approprié, mais le pain, en Espagne, ce n’est pas vraiment ça.

Merchán n’est pas restaurateur. Antonio José Merchán Ortega est patron de bar, et il fait à manger. C’est très différent. En Espagne, un bar est un monde où se croisent les vieux, les jeunes et tous les autres. Celui de Merchán est un univers. 
Le quartier est sans charme particulier, la rue presque anonyme, immeubles modestes de briques rouges — trois ou quatre étages, pas plus. Rien qui attire l’œil ou qui donne envie. Avant d’arriver là, il faut ne pas se perdre dans le labyrinthe des rues de Museros. Le quartier est calme. La seule chose qui anime la rue c’est El Albero, le bar. Immédiatement on s’y sent bien. L’Espagne comme on l’aime. Un univers tapissé de photos et de peintures taurines, d’évocations camperas et de bous al carrer. 
Et lorsqu’on goûte cet improbable pâté de perdrix qui nage dans son huile d’olive, on sent bien que Merchán a fait ça toute sa vie, dans ce coin un peu perdu où l’on ne croise que des habitués.

Sauf que pas du tout. Jusqu’à il y a peu, Merchán occupait un poste à responsabilités dans une grande entreprise du pays. Le genre de poste qui vous stresse, trop sans doute, jusqu’au jour où le cœur dit stop. 
Alors, pour ne pas crever, Merchán a écouté son cœur, abandonné le monde des affaires, et il a fait ce qu’il avait toujours eu envie de faire. Il a ouvert un bar à Museros, rue Alicante, numéro 5. 
Ça lui laisse du temps pour descendre à Jaén profiter du campo, visiter ses amis taurinos et acheter du pâté de perdrix.
Loin du monde des affaires, la vie de Merchán est désormais apaisée, et il peut vous parler des heures, entre deux cañas et un rabo de toro, du monde des toros et de Jaén aussi — c’est lié. 
On ne se priva pas. On évoqua beaucoup, entre souvenirs passés et projets à venir.

Avant de partir, je lui demande de bien vouloir ne pas bouger, quelques instants seulement, histoire de lui tirer le portrait, à côté de sa caisse, juste comme ça, sans idée particulière.
Les yeux de Merchán s’écarquillent, s’arrondissent, immenses, hésitant entre contrariété et amusement.
Non, pas là. Il ne veut pas être photographié à côté de la caisse. À côté de la caisse, juste à côté, un peu au-dessus, trône une photo d’Enrique Ponce.
Et Ponce, Merchán, il ne peut pas le voir. Ça lui filerait presque des boutons. Se laisser photographier à côté de Ponce n’est pas sérieusement envisageable. José Tomás ou Morante de la Puebla, oui, bien sûr, évidemment, mais Ponce, pas question.
Cette photo lui a été offerte par un ami. Par amitié, et pour ne pas froisser, il ne dit rien.
Il la laisse là. Il ne l’a même pas reléguée au fond de la réserve, à droite, près des chiottes. Il la laisse là, juste à côté de la caisse. 
Lui qui ne peut pas voir Enrique Ponce en peinture, il doit le supporter en photo, tous les jours que Dieu fait.
C’est ça la nouvelle contrariété de Merchán, son stress ultime : vivre avec Ponce. 
Merchán ouvre le bar avec Ponce ; il sert le café avec Ponce ; il lave les verres avec Ponce ; il cause à ses clients en compagnie de Ponce ; il range les bouteilles à côté de Ponce ; il encaisse et rend la monnaie sous le regard de Ponce, et il ferme son bar, le soir, sous le regard de Ponce. Lui qui ne peut pas le voir… 
Si un jour vous allez à Museros, à côté de Valencia, au bar El Albero, et que la photo d'Enrique Ponce, à côté de la caisse, juste un peu au-dessus, vous plaît… volez-là… y se le llenará el cuerpo de guay…

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El Albero
Calle Alicante, 5
46136 MUSEROS
Valencia