Nelson Beto Valdes est mort. Hier. A 10h du matin. Nelson Beto Valdes n’était pas si vieux et avait même de beaux jours devant lui. Enfin, je crois, je suppose, j’imagine. Car je ne connaissais pas Nelson Beto Valdes. Je sais juste qu’il était taxi. Un parmi tant d’autres, dans cette bonne vieille ville de Belém, « a Cidade da Mangueira ». Il avait aussi des fils, trois, Cuca, Celio et Rui, et puis une chère et tendre épouse, évidemment, qu’il laisse à leurs destinées respectives. Je les imagine bien malheureux, car je veux croire que Nelson Beto Valdes était bon père de famille, et mari aimant, même si, comme il est de coutume dans ces contrées trop chaudes, la passion vous dévore et l’impulsivité des esprits mâles pousse parfois à quelques regrettables coups portés sur la bien-aimée... mais c’est jamais bien méchant, ou pas vraiment intentionnel, et puis, quand même, elle l’a un peu cherché, et au fond, c’est pour son bien, c’est par amour... quoi qu’il en soit, c’était pas la première fois, ce ne sera sûrement pas la dernière... enfin, pour Nelson Beto Valdes, si.
Mais bon, de toutes façons, ça ne durait jamais bien longtemps, et tout cela finissait forcément en un syncrétisme de chairs, de sueur et d’orgasmes sous des draps toujours trop épais, dans ces terres trop chaudes, définitivement trop chaudes. Ainsi la vie reprenait au petit matin, normale à souhait, banale à crever ; et Nelson Beto Valdes repartait au boulot, dans son taxi blanc, tout blanc, la chemise impeccable, qui ne le restera, de toutes façons, pas bien longtemps. Mais Dilma, la tendre épouse qui se remettait de sa tumultueuse nuit, avait fait son boulot de femme docile et empressée, et c’est bien ça qui comptait.
Je ne sais rien des 3 fils, et je m’en fous. Un semblant d’études, peut-être, quelques trafics, sûrement, des petits boulots minables, à droite, à gauche, de temps en temps, histoire de payer la note laissée chez Rosario, après avoir passé la nuit à vider les stocks de Skol, et reluquer les « bichas » du quartier, en écoutant la brega lamentable plein tube dans d’énormes enceintes grésillant au fond d’un coffre de bagnole grand ouvert, pour mieux apprécier les nuances, sans doute.
Nelson Beto Valdes est donc mort, hier matin, à 10h. Sa journée était déja bien entamée quand cela est arrivé, et je l’imagine bien, l’ami Nelson, le long de la « Praça da Republica », nonchalamment assis sur son banc, à l’ombre des manguiers, supportant la chaleur tropicale, loin de songer à finir prochainement sa vie si quelconque, échangeant trois éclatantes conneries avec les collègues, sur le temps qu’il fait ou qu’il va faire, s’emballant passionnément pour ceux de « Paysandu » ou « Remo », sans jamais oublier de poser un oeil délicat sur une de ces paires de fesses rebondies qui déambulent ici à vous en coller des maux de tête vertigineux, d’un bout à l’autre de la longue « Avenida Presidente Vargas », interminable et dormante, sous son allée de robustes et verdoyants manguiers. Ah, les manguiers de Belém...
Se doutait-il, ce brave Nelson, qu’au même moment, plus au nord, en Europe, à la sortie d’un hiver rude et pas tout à fait clos encore, de tapageuses palabres tortueuses et torturées s’entremêlent afin de déterminer qui mettra sa vie en caution devant tels ou tels monstres assassins venues des plaines d’Andalousie ou de la rude Salamanque, pour quelques sacs d’or et autres promesses de fortune ? Pouvait-il s’imaginer que l’on pouvait autant s’amuser à parier sur l’hypothèse d’une fin de vie devant des Victorino, des Gago ou des Palha en plein coeur de Séville, de Bilbao ou d’ailleurs, ou encore quel genre de terreur évoquaient d’aussi doux noms que ceux de María Luisa, Prieto de la Cal ou Dolores ? Bref, Nelson Beto Valdes s’en foutait certainement, mais aurait été bien étonné d’apprendre que des êtres sains, de chair et de sang, se lèvent chaque matin en consentant que cela soit le dernier... et tout cela, au nom de la Passion, de l’Amour et de l’Art, et parce qu’il faut bien vivre aussi, un peu. Pouvait-il se douter, notre chauffeur de taxi « paraense », qu’on pouvait jouir d’autant d’imprévu et désirer se jouer de la mort au point d’en vivre passionnément ? D’en parler, et d’en parler encore, d’en rêver et d’en rêver toujours, de se voir et se revoir, nu, mutilé atrocement, pour toujours, dans un miroir impudique, avec cette douleur unique qui s’éveille au moindre regard posé sur la moindre scarification. Jouer avec la mort a un prix, et le corps et l’esprit s’en souviennent jusqu’au dernier souffle, et je ne peux croire qu’on puisse oublier la puissance, la souffrance, la peur, le regard de l’ennemi, son odeur, le déchaînement de poussière, de bruit, de violence, de terreur qui émergent de ces quelques instants qui vous soulèvent de terre, non je ne peux pas croire que l’on ne puisse pas envisager sa propre fin lorsque la bête vous transperce, vous bouscule, ou simplement vous regarde. Fermer les yeux et attendre que tout cela s’arrête. Adopter le principe en tant qu’Art de vivre. Car on ne vit pas des toros sans consentir à mourir... sans le désirer, même. Toréer est un acte fou, démesurément inhumain, opposé aux principes dogmatiques de toute théologie modérément appréhendée, opposé à tout instinct de chaque être pour qui la vie est évidemment un bien précieux, un don unique, un aveu de confiance et une chance qu’il ne faut pas gâcher, et que personne, je dis bien PERSONNE, n’a le droit de vous ôter. Toréer est un défi aux lois naturelles, un jeu morbide relativisant tous les principes fondateurs qui vous poussent à mettre un pied devant l’autre, en inspirant puis expirant, chaque jour, chaque seconde, parce que « la vie est tout simplement un ensemble de fonctions qui résistent à la Mort », et que c’est ainsi. Enfin, vous, moi, Nelson Beto Valdes sans doute aussi, admettrions que toréer est un renoncement à la vie consenti, peut-être desiré même, un acte d’Amour sans retour, une oeuvre suprême, le don de soi au nom de l’Art.
Ce matin-là, Nelson Beto Valdes, qui ne pouvait se douter qu’il vivait ses derniers instants, avait déjà traversé cinq fois la ville d’Est en Ouest, bu trois « cafés com leite » trop sucrés, s’était extasié huit ou neuf fois du but de « Ronaldo » face à « Palmeiras », savait qu’il devait ramener quelques « abacaxis » bien murs à sa douce Dilma, et se disait que Rogèrio, son collègue, avait une plutôt belle femme, et que, bon, quand même... d’autant qu’elle avait été plutôt souriante, la dernière fois. D’ailleurs, peut-être que cet après-midi-là, à l’heure de la digestion, il aurait même pu passer une petite heure sereine avec une de ces putes qui traînent sur la terrasse du « Bar do Parque »... Une petite heure, ou deux, le temps de quelques confessions, dans une chambre d’hôtel crasseux où le ventilo tourne pour rien dans un ron-ron hiritant, avant de repartir traquer l’homme d’affaires pressé ou le gringo avide de monuments à visiter, et de finir sa journée paisiblement, un peu comme tous les jours, depuis 30 ans, un peu comme tout le monde, depuis toujours.... Mais jamais, oh non jamais, il n’avait prévu, Nelson, que les mangues de Belém commençaient à mûrir, en cette saison, et que l’une d’elles, sur son arbre perchée, là-haut, un de ceux de « l’Avenida Presidente Vargas », sans doute un peu plus mûre, sans doute un peu plus lourde, allait rencontrer, là, dans quelques instants, quelques secondes, quelques centièmes de secondes, le sommet de son crâne, et le briser, mettant un terme à la vie de Nelson Beto Valdes, 56 ans, père de famille et mari aimant, taxi de la bonne vieille ville de Belém. Il avait pensé à tout, Nelson, ce matin-là, tout envisagé même, sauf sa propre mort, si connement exotique, si exotiquement conne.
Pendant ce temps-là, dans le froid de l’Europe, la temporada s’éveille, doucement, pour ceux qui ne pensent qu’à elle, la « Dame en noir », et s’ennivrent pleinement du défi morbide qu’ils lui servent en pâture chaque fin de journées chaudes et poussiéreuses, comme pour mieux la voir venir, la « Grande Dame » et pouvoir lui dire, le sourire aux lèvres : « C’était pas pour aujourd’hui »... Alors, on verra demain...