05 octobre 2010

Saint Luc, la varangue et la saudade


4 mois que Brasilia attend la pluie, 4 mois, 4. Il fait sec dans l'air, la maison, la gorge. C'est sec mais vivable, très. Si on ne me parlait pas de ces 4 mois à tout bout de champ, je ne m'en serais probablement pas rendu compte. Il fait sec, oui. Et la terre est rouge. C'est un genre d'hiver austral, qui n'a d'hiver que le nom. Alentour, des plateaux bosselés, le lac et cette terre rouge. Antsirabé est tout près. 500 km au sud, à tout casser, 400 mètres plus haut à peine, ces 400-là qui font qu'on se les caille la nuit tombée en août, en hiver sur les plateaux malgaches. A Brasilia, septembre est clément et la terre d'Antsirabé rouge. Il va pleuvoir, bientôt. Le jour de notre départ, peut-être. Ce départ qui se précise, charrie un flux croissant de "saudade" dans les bouches familiales. Saudade. Intraduisible nostalgie, indicible langueur. Je ne suis pas d'ici, le compte à rebours ne m'émeut pas profondément. Il m'intéresse en tant que concept, il me rappelle des souvenirs d'août. Août à Antsirabé. Le tennis du golf, les zébus, les pousse-pousse. La terre rouge. Terre battue du tennis, terre ensevelie sous l'herbe drue et grasse, si particulière. La même qu'ici. Antsirabé a ses nuits de fin d'après-midi, tout comme Brasilia a ses crépuscules de 18 heures. Antsirabé sèche en août. Pas une goutte à espérer. Ici commence à régner un espoir légèrement lourd, encore lointain mais uniformément gris. Le soleil un disque filtré. Une chape encore très haute et présente, comme une dictature ramollie, une guerre possible. A l'intérieur de la maison, l'urgence d'exprimer la saudade présente, celle à venir, on se presse, se serre, s'étreint. On file chez l'un et l'autre. Sous la véranda, je regarde le ciel, j'écoute grincer les perroquets sur l'arbre voisin. Pas un souffle d'air, il fait sec, et gris. Le décor est lourd, mais pas l'atmosphère, sèche. C'est tout. Le vent s'est tu. Il n'y a que le perroquet qui grince. Ces cons d'oiseaux qui piaillent le matin et le chien qui me réveille ne la ramènent plus. Comme s'il allait se passer quelque chose. La pluie, pour en finir avec la sécheresse, depuis 4 longs mois. Crever le ciel, juste gris. Clair et lointain. La saudade, elle, ne crèvera pas en larmes, pas le genre ou pas longtemps. Chacun prendra sa part avec lui, comme un talisman ou la sainte vierge en bois de la maison, pour en parler plus tard. Je suis sous la véranda, je suis seul, avec un livre que je ne lis plus, je regarde ce ciel, je contemple cette saudade que je ne sens pas vraiment, j'ai la mienne, 15 ans d'âge et plus. De la bonne, apportée malgré moi, sans m'en douter. Je suis sous la véranda, seul. Je suis sous la varangue, cette véranda créole, cette véranda d'Antsirabé. Varangue... Je suis sous la varangue, seul, avec les perroquets qui ne parlent pas, qui grincent. Le ciel est gris, gris clair, pas même menaçant. Figé comme nous, la luminosité semble constante. Au-dessus de la varangue.
Ce matin, le soleil luttait encore, voilé. L'Eixo Monumental, enveloppé de gris comme du vieux Niemeyer, l'avant-garde démodée de l'architecture brasiliense s'étend large et automobile et les ministères s'ordonnent en béton anguleux sur lequel pètent des verrues à faire de l'air frais : un cauchemar architectural de banlieue en plein centre-ville. Les dômes inversés du congrès, les tours jumelles de l'administration, la place des trois pouvoirs. Ternes et grisés. Ordem e Progresso satinés flottent immenses et lointains dans le gris ambiant. Chaud et sec, désespérément. La lumière est diffuse, répartie dans toute l'atmosphère. La cathédrale apporte une touche agressive de blanc. Les évangélistes de bronze sont plantés devant. Luc. Saint Luc, qu'un Lyonnais a affublé d'un taureau il y a 19 siècles. 3 mètres de bronze. Le ciel est gris, la lumière omniprésente et irrespirable. Je ne suis pas d'ici, je suis d'à côté, d'Antsirabé, à Madagascar, où la terre est rouge et l'hiver sec. Je suis sous la varangue, seul avec les perroquets, ma vieille saudade toute sèche et mon livre neuf. Je contemple le ciel gris clair. Il n'y a aucun bruit alentour. Seul un ciel uniforme et lointain. Il ne pleuvra pas aujourd'hui. Saint Luc se dresse seul, sans taureau. Peut-être l'a-t-il tué. Peut-être pense-t-il à lui.
Les voies de la saudade sont impénétrables.