La chambre était un cocon. La frêle lumière de la lampe de chevet valait presque le crépitement d’un feu de cheminée. Les motifs invraisemblables des vieilles tapisseries se fondaient aux ombres que l’on projetait dessus avant de se coucher.
Le lit de bois, massif, robuste à dix enfances, était un monde que l’on s’apprêtait à conquérir au péril de nos rêveries sous les gros édredons gonflés de plume d’oie.
C’était l’hiver. C’était les vacances. C’était l’âge et c’était l’heure de Michel Strogoff, des ours tués à mains nues, du vent que lançait le pôle nord et qui piquait de mille aiguilles la troïka qu’attendaient le lac Baïkal et Irkoutsk. Irkoutsk ! C’était l’autre rive du lit, autant dire le bout de la terre, autant écrire une autre vie.
Un soir, avant que la nuit ne l’emporte, un livre était là. La veille, il n’y était pas. Il n’existait pas. C’était un gros livre, épais, sans image. La couverture était une photographie toute simple, en noir et blanc jauni, d’un vieux portant le béret et assis sur un tout petit tabouret de bois. Des types comme ça, j’en connaissais et ils n’avaient aucune chance face à Michel Strogoff, face à son manteau de fourrure et face aux ours tués à mains nues. Des types comme ça, ils étaient de chez nous, sur la même rive du lit que moi et j’étais persuadé que cette rive je la connaissais. C’était le titre d’ailleurs, Chez nous, en Gascogne. Joseph de Pesquidoux. Du Houga, Bas-Armagnac. C’était donc ici la Gascogne et ce livre, ancien, c’était certain, parlait de cet "ici". Qu’est-ce qu’il pouvait bien raconter de trépidant sur ici ? Ici n’était pas la Sibérie. Ici, Michel Strogoff n’aurait eu à affronter que la ridicule agressivité d’un jard trop arrogant ou la digestion, il est vrai parfois dantesque, d’un repas de famille. Au-delà, Michel Strogoff se serait mis à contempler les Pyrénées en fantasmant sur l’aventure ratée de sa vie ici.
Mais j’avais tort.Car ici attendait 'Caracola'*. Et j’abandonnais Michel Strogoff sur l’autre rive de mon monde, de l’autre côté de l’édredon. Ici, d’autres drames se jouaient, loin des turpitudes de la neige glacée et de la nuit blanche sur Irkoutsk. Ici, la mort rôdait. Ici, la mort s’appelait 'Caracola'. Elle tuait le dimanche. Elle tuait en public et on courait la voir tous les dimanches. De jeunes aventuriers nés ici gonflaient le torse face à elle, levaient les bras au ciel et faisaient scintiller les brodures de neige de leur pauvre boléro rapé par tant de dimanches à affronter la mort. De face, loin d’elle. Un cri, un léger saut sur place pour attirer son attention, les bras levés au ciel, les brodures de neige pour tout l’or du monde et attendre. Attendre sans broncher qu’elle leur fonce dessus sous les regards noirs comme leur béret des vieux sortis de la photo pour venir voir la mort, le dimanche. Attendre et s’écarter, au dernier moment, tourner sur soi pour la faire passer, la saoûler, la tromper. Ecarter. Survivre à la mort lancée comme un obus, survivre à 'Caracola'. Le dimanche.
La course landaise existe toujours. Michel Strogoff a dû rejoindre Irkoutsk. La Sibérie doit déjà être blanche. La mort rôde toujours le dimanche vers ici, en Gascogne, et les bérets n'ont cessé d'être noirs.
* D'après Joseph de Pesquidoux, la vache 'Caracola' était d'origine navarraise et venait de la légendaire ganadería de Carriquiri. Depuis le début du XXème siècle, les ganaderos landais se sont largement servis en Espagne et la vache brave, mère et soeur du taureau de combat, est maintenant la seule (hormis quelques camarguaises) à pouvoir se prétendre "vache landaise". Sur la deuxième photographie, des vaches de la ganadería Coran en 1925 dont certaines ne peuvent renier leur ascendance navarraise. La photographie est extraite de l'ouvrage Derrière la talanquère, écrit par Robert Castagnon et illustré par Georges Papigny.
A lire Joseph de Pesquidoux, Chez nous. Travaux et jeux rustiques, Plon, 1920 & Robert Castagnon et Georges Papigny, Derrière la talanquère, Nogaro, 1977.
Quelques liens sur la course landaise Le site de la Fédération française de la course landaise (FFCL) & un blog très sympa et complet animé par Marylène : Passion coursayre.
>>> Retrouvez sur le site www.camposyruedos.com une galerie consacrée à la course landaise dans la rubrique PHOTOGRAPHIES.
Photographie Écart dans les arènes de Donzacq en juillet 2010 © Laurent Larrieu/Camposyruedos.com