Il est venu, finalement. C’était improbable, presque incongru, mais il était bien là. Fébrilement, notre attente à peine trompée par la guitare virtuose d’une sorte d’Enrique Ponce de la musique flamenca, nous l’avions attendu.
Sa silhouette à la fois longue et massive a brusquement surgi de la pénombre de l’arrière-scène. En un instant, il était là, assis face à nous, sur sa chaise, un verre maladroitement posé à ses pieds finissant de répandre la moitié de son contenu sur le sol. A peine le temps de grommeler une blague, de lancer un grand rire gêné, comme pour tenter un peu gauchement de briser la glace entre lui et ce public tapi dans le noir, invisible, froid, saisi, presque hostile.
Son long visage taillé à grands coups de serpe — beau, d’une splendeur sauvage, animale atemporelle — s’est dessiné en demi-lune dans la pénombre, scrutant l’espace devant lui, deux secondes, peut-être trois, peut-être plus. Puis il l’a annoncé, d’une voix sèche et brève : « Bon, je vais chanter por solea. »
Une plainte rauque s’est élevée dans la nuit froide de Villejuif ; une voix forte, une voix puissante qui vous saisit avec brutalité, vous soulève en l’air comme une poupée de chiffon et vous balance sans ménagement au fond de votre siège. Vous restez pétrifié, hagard, hésitant entre la peur, l’angoisse et le ravissement. Puis les larmes montent. Inexorablement. Vous n’avez pas eu le temps de sortir de votre hébètement que déjà la solea s’achève dans un claquement.
Les applaudissements crépitent et l’on risque un œil vers le voisin : bon ok, il est aussi comme une serpillière ; c’est normal ; tout va bien. Un rire idiot, on souffle, deux monosyllabes tentent péniblement de trouver la porte de sortie.
La voix bourrue et maladroite, soudain sortie de sa fureur, tente de nous tirer la tête hors de l’eau. De nous dire que ce n’est rien, qu’il ne faut pas nous mettre dans un état pareil. Elle annonce à nouveau à la va-vite une seguiriya, un martinete, je ne sais plus dans quel ordre ; je m’en fous un peu beaucoup. Et ça repart. Ça recommence. Ça ne s’arrête pas. Combien de fois ?
Qu’étions-nous venus chercher au Théâtre Romain-Rolland, à Villejuif, dans le Val-de-Marne ? A-t-on idée d’aller là-bas en plein hiver, frémir de froid en déambulant entre les immeubles de brique, là-bas, ou là-haut, c’est selon, au bout de la ligne de métro ?
Je n’y ai jamais foutu les pieds, moi, à Villejuif, alors pour faire quoi, au juste ? Y retrouver un peu de chaleur au milieu de l’hiver roide ? Un peu d’Andalousie ? Et qu’est-ce que j’y connais, moi, au juste, au cante jondo ? Un refrain de Camarón sortant du poste de la voiture de Laurent, sur la route du campo (« Aï como el aaaaa-agua, Aï como el aaaaa-a-agua… » et la Marisma défile, j’ai envie d’une clope, vision cinémascope) ; un roucoulement de la Niña de Los Peines entre deux grésillements ; le rugissement de Terremoto de Jerez surgissant des entrailles d’un enregistrement déglingué ; quelques minutes de duende au milieu de la vulgarité, dans un bar enfumé de Triana (dixième whisky-coca, j’ai plus envie de fumer mais je me force, ma jambe me fait souffrir, où est mon hôtel ?).
Alors quoi ? Peut-être une fois encore tenter la gageure du champ profond dans le Grand Nord, perdu dans l’anonymat d’une grande salle bien proprette. C’est sans doute ça.
Sauf que là, Manuel nous a montré son âme à nu, sortie tout droit de sa poitrine offerte au travers de sa chemise blanche immaculée, ouverte à tous, et surtout à chacun. Sait-il seulement chanter autrement, Manuel ? Sait-il seulement pousser la chansonnette, pour mettre un peu l’ambiance, faire danser la douairière en robe sévillane, sans trop forcer, là, à la cool, avec Paco plaquant trois accords mille fois éculés ?
« Je t’ai écrit une lettre. »
Manuel Agujetas ne sait ni lire ni écrire. Tapez « Agujetas » dans Google, et vous tomberez immanquablement sur je ne sais combien d’articles consacrés au bonhomme, qui vous raconteront tous la même histoire : la forge familiale, la maison construite de ses mains, etc., et surtout — pas moyen d’y couper —, qu’il ne sait ni lire ni écrire ; qu’il est obligé de répéter ses coplas jusqu’à ce qu’il les connaisse par cœur parce qu’il ne sait pas les écrire sur un bout de papier avec un crayon. Ça fait typique. Ça fait authentique. Si c’est pas flamenco, ça ! De plus, avec sa gueule de manouche, ses yeux asiatiques, sa crinière, putain, on le tient, le personnage ! Dommage que sa femme soit un peu austère dans sa façon de danser et qu’elle ne joue pas des castagnettes ; en plus, franchement, avec sa tronche de Soleil Levant, celle-là, ça le fait moyen, on aurait préféré une Andalouse à forte poitrine toute pomponnée, comme on en croise au campo de feria ou en barrera sombra. Mais bon, ça fera l’affaire.
Qu’est-ce que j’en ai à foutre, moi, qu’il ne sache pas lire, Agujetas ?!
« Je t’ai écrit une lettre », dit-il, et cette lettre, c’est à chacun d’entre nous qu’il l’a écrite. Elle est allé se lover entre nos tripes, tout au fond, là où on ne pourra pas l’enlever.
Agujetas ne sait pas écrire, soi-disant, et pourtant nous sommes tous repartis dans la nuit froide avec un petit bout de papier marqué d’encre et de sang, jalousement conservé au fond de notre âme que le chanteur avait su atteindre en un tournemain.
Agujetas ne sait pas lire, soi-disant, et pourtant, quand il s’est déplié comme un ressort, tel un diable sortant de sa boîte, il a plongé son regard noir, aigu, mortifère, directement tout au fond de nous, sans passer par le cœur, sans passer par la tête : dans l’estomac. Il a plongé sa main noueuse, par la plaie béante, au fond de notre ventre. Et ne nous a plus lâché.
Puis il a quitté la scène. Il s’est refondu dans la nuit noire, aussi libre et troublant qu’une bête sauvage. Nous étions blessés, meurtris, effondrés, apeurés. Nos pas nous ont péniblement guidés vers une brasserie parisienne inondée de lumière crue et blafarde, de musique de merde ; le retour au quotidien, aux contingences, a été impuissant à nous sortir de notre stupeur, de notre effroi, de ce renvoi au jadis et à l’être du balbutiement.
Ça fait peur, un homme libre.