En visite chez des amis entre Noël et le 2e jour de l’an, vous arrivez avec un ensemble pour le petit dernier et vous repartez à regret avec... une année complète de Toros ! En rentrant, vous les ouvrez un à un et vous placez dans quelques-uns des marque-pages — ainsi, vous saurez lesquels prendre en priorité le moment venu.
Le premier numéro de l’année 1989 (n° 1344 du 15 janvier) m’interpelle en proposant un papier d’El Tío Pepe, « Cinq, oui ; quatre, non », sur un sujet rarement abordé, et qui me tient à cœur tout autant qu’il me turlupine : l’âge des toros. Extraits :
« Dans un hebdomadaire taurin espagnol un revistero connu a publié récemment un article qui se résume en substance à préconiser le retour au toro de quatre ans à peine. Il aggrave son cas en précisant : « un utrero adelantado de quatre herbes ». [...]
D’abord parce qu’un toro de quatre herbes cela ne fait pas un toro de quatre ans ; tout au plus un utrero (trois ans) allant sur ses quatre ans, et ce n’est pas la même chose. [...]
La transition s’effectuera au moyen de deux questions : premièrement, le toro allant sur cinq ans est-il impropre au toreo moderne ? ; deuxièmement, comment le retour au cuatreño serait-il accueilli ? [...]
Je n’étaierai pas ma démonstration sur des exemples puisés dans un passé plus ou moins lointain, mais tout simplement sur la récente feria d’automne 1988. [...]
Enfin, le 3, les beaux Victorinos : au troisième (avril 1984) notre « Nimeño » sculpte l’une des plus belles faenas de la temporada madrilène ; J. A. Campuzano est vaillant, surtout à son premier (décembre 1983) et Ruiz Miguel s’envoie avec son courage légendaire d’abord le premier (décembre 1983) mais surtout l’énorme, le monstrueux « Pobretón » (décembre 1983) l’un des toros les plus imposants et mieux armés qu’on puisse voir. Relire la relation de Joël Bartolotti.
Et alors, c’est ça qu’on voudrait supprimer, et le remplacer par quoi ? Par des corridas plus faciles qui se dérouleraient uniformément dans l’euphorie, avec oreilles et queues tombant du palco ? Une palinodie qui nous mènerait tout droit à la décadence de la Fiesta ? Au misérable retour de l’utrero ?
Ne touchez pas au toro de lidia. »
Ces lignes d’El Tío Pepe, en particulier celles des deux premiers paragraphes, appellent, me semble-t-il, quelques précisions, rappels et/ou remarques :
1# Tout toro naît entre le 1er juillet et le 30 juin de l’année suivante (année ganadera) ;
2# C’est ainsi que lors de la prochaine temporada 2009, tout toro né entre le 1er juillet 2003 et le 30 juin 2004 portera le guarismo 4 (marque au fer rouge apposée généralement sur l’épaule droite et correspondant au dernier chiffre de l’année où se terminent les naissances, ici 2004) et sera donc cinqueño... à l’exception de ceux nés en juillet 2003 et qui ne pourront être combattus en juillet 2009 — et ainsi de suite — puisqu’ils auront 6 ans ! ;
3# On appelle becerro (veau) aussi bien l’animal qui vient de naître que celui de 2 ans allant sur ses 3 ans — noter que certains « toros » n’auraient que 13 mois de plus que certains veaux... :
— becerro mamón (de la naissance au sevrage — destete en esp. — le petit n’aura ingéré que le lait maternel1) ou veau de lait (en esp. recental : « se dit de l’animal, mâle ou femelle, qui n’a pas encore paît, et qui par conséquent, sauf circonstances aberrantes, se nourrit toujours en tétant sa mère. À compter de la naissance, cette période dure approximativement 8 mois. » Alfonso Navalón) ;
— becerro choto (moins de un an, on pourra utiliser le terme pour qualifier les veaux dans la période comprise entre le sevrage et 1 an) ;
— becerro añojo (entre 1 et 2 ans) et
— becerro eral (entre 2 et 3 ans).
L’eral a la particularité d’appartenir à deux tranches d’âge : celle du becerro et celle du novillo. Au même titre que l’eral (2 ans) qui sort en novillada non piquée, l’utrero est un novillo de 3 ans combattu en novillada piquée, et qui sera toro (corrida) entre ses 4 ans (de 4 à 5 ans, cuatreño) et ses 6 ans (de 5 à 6 ans, cinqueño) — 6 étant l’âge limite, celui de la « réforme » ;
4# Les naissances s’effectuent dans leur grande majorité entre les mois d’octobre et de mars (automne/hiver), avec un pic assez net entre décembre et février, mais on constate aussi qu’elles s’étalent désormais sur toute l’année2 : certaines naissances — pas toutes bien entendu — ont lieu en juillet (Carmen Segovia ou Victoriano del Río), en août (Marqués de Domecq, Salvador Domecq ou Samuel Flores), en septembre (Bucaré, Garcigrande ou Peñajara), en avril (Partido de Resina ou El Pilar), en mai (Juan Luis Fraile ou San Martín) et même, fait rarissime, en juin (Juan Pérez Tabernero ou Carmen Segovia) — y’a plus d’saisons ma p’tite dame !3 ;
5# Nous en arrivons maintenant à la notion qui fait débat : la notion d’herbe(s). S’il y a un consensus autour de la définition — au singulier, elle équivaut au printemps que le veau a passé à paître, et au pluriel au nombre de printemps que le veau a passé à paître —, il y a un malentendu quant à son interprétation. Et attention, paître c’est paître, c’est-à-dire « manger l’herbe sur pied » selon Le Petit Robert ; ce qui n’est pas la même chose que se nourrir du lait de la mère qui paît... Sinon il faut revoir la définition.
Bref, après une courte introduction, El Tío Pepe débute son papier en écrivant : « Dans un hebdomadaire taurin espagnol un revistero connu a publié récemment un article qui se résume en substance à préconiser le retour au toro de quatre ans à peine. Il aggrave son cas en précisant : « un utrero adelantado de quatre herbes ». »
Pourtant, d’un certain point de vue, un toro peut tout à fait avoir 4 ans bien tassés et avoir passé 4 printemps à paître (4 herbes). Prenons l’animal né en janvier 2005 (guarismo 5) et sevré à la fin de l’été. Il ne passera son 1er printemps à paître qu’en 2006, le 2e en 2007, le 3e en 2008 et le 4e cette année. S’il est combattu au mois d’août prochain, il le sera à 4 ans, 7 mois et 4 herbes !
Choisissons un autre exemple et appliquons cette fois-ci la logique d’El Tío Pepe qui renvoie clairement à l’aspect « temporel » de la notion (merci Laurent) plutôt qu’à sa « valeur nutritionnelle » ; ou le nombre de printemps pris en compte sans se soucier de savoir si le veau a réellement pu goûter cette si riche et importante herbe de printemps (?)4. Notre toro naît en novembre 2004 (guarismo 5) et compte ainsi déjà 1 herbe en 2005 (alors qu’il ne sera sevré qu’en plein été et n’aura donc pas brouté l’herbe de printemps), puis 2 en 2006, 3 en 2007 et 4 en 2008 (5 en 2009). Mais en avril 2008 il est utrero, d’où la traditionnelle (et curieuse) formule : « compter une herbe de plus que d’années »4. En revanche, le toro né en avril 2005 (guarismo 5) aura effectivement 4 ans lors de sa sortie dans l’arène en mai/juin 2009, mais toujours 4 herbes ; nous sommes bien en présence de l’utrero adelantado (de 4 ans et 4 herbes) évoqué par le revistero espagnol et qui agaçe tant El Tío Pepe ;
6# Par conséquent et du fait (liste non exhaustive) :
— de l’étalement des naissances sur toute l’année ganadera, et partant de là des sevrages — intervenant selon les élevages entre 5 et 10 mois après la mise bas ;
— des périodes de sécheresse (plus longues et plus fréquentes ?) ;
— des différences de quantité et de qualité des pâtures (en fonction de la localisation des ganaderías et de leur géographie) ;
— de la variété (lait maternel, herbe, foin, paille, pienso5...) de l’alimentation du toro ainsi que
— de sa plus ou moins bonne maîtrise ;
la notion d’herbe faisant référence à la « saison d’herbage » ou à l’« année de pâture » apparaît somme toute assez aléatoire, tandis qu’elle devient presque obsolète lorsqu’elle est employée comme synonyme de « printemps » — à rapprocher de la notion d’âge ;
7# Car les dates de naissance (mois et année) sont connues ; aussi, calculer l’âge d’un « toro » ne devrait pas causer de souci. Quoique... Prenez 'Billetito' du Puerto de San Lorenzo, né en mars 2004 (guarismo 4) et sevré à l’automne ; il trépassa à Madrid sous l’épée de M. A. Perera... le 23 mars 2008 ! Le doute est ici permis car le jour de la naissance des toros ne figure pas sur la fiche sorteo... 'Billetito', certifié utrero adelantado, devait tout juste avoir 4 ans (et 4 herbes selon El Tío Pepe) ou, tout juste 4 ans et 3 herbes si l’on tient compte de son premier printemps consacré à se nourrir du lait de sa mère ;
8# Un veau né en hiver, par exemple en février 2005 (guarismo 5), et sevré entre 5 et 7 mois (entre juillet et septembre) pour certains auteurs, ou entre 8 et 10 mois (entre octobre et décembre) pour d’autres6 (plus nombreux) ; ce veau ne connaîtra sa première herbe (de printemps) qu’en 2006, et n’en comptera donc que 4 au moment de sa sortie dans l’arène en juillet 2009 (4 ans et 5 mois), voire seulement 3 s’il est combattu en mars (4 ans et 1 mois = utrero adelantado) !
De fait, tous les veaux nés entre janvier et mars (et plus tard a fortiori) et sevrés tôt à 6 mois (entre juillet et septembre), ou nés entre octobre et décembre et sevrés plus tardivement à 8/9 mois (entre juin et août/septembre), ne profiteront pas complètement de « l’herbe qui croît de toute part au printemps tandis qu’elle végète en hiver ou pendant un été sec. »7 Seuls les veaux nés à la fin de l’été et sevrés 6/7 mois plus tard brouteront leur première herbe le printemps suivant (de l’année suivante of course !) ;
9# Nous avons vu que les herbes équivalaient au nombre de printemps que le toro a passé à paître. Soit, mais peut-on accorder une herbe au veau qui aura été sevré en mai/juin, ou au toro qui sortira dans le ruedo à cette période de la temporada ? J’avoue ne point trop savoir quoi en penser... De même, il y a sans nul doute des coins d’Espagne où le printemps est autrement précoce, et où l’été prolonge avec force générosité les bienfaits printaniers sur une durée plus ou moins longue ;
10# Enfin, quid du célèbre (ou légendaire ?) « toro de 4 ans et 5 herbes » ? Ou tourné différemment, quel toro devant être lidié lors des prochaines San Fermín pourra prétendre répondre à ce profil ? Entendons par là ceux qui auront 5 années de pâture (printanière) complète... À Pampelune en 2009, seront « toros de 4 años y 5 hierbas » uniquement :
— ceux nés en août 2004 (ou entre la mi-juillet et la fin juillet puisque la féria se déroule la première quinzaine de juillet) et sevrés à 6 mois (février), 7 (mars) voire 8 en avril 2005 ;
— ceux nés en septembre 2004 et sevrés à 6 mois (mars) et 7 (avril) ainsi que
— ceux nés en octobre 2004 et sevrés à 6 mois en avril...
Ceux-là et ceux-là seuls auront bénéficié du printemps 2005 dans sa quasi totalité ! Ces toros auront bien 4 ans, 11 mois (ou 10 ou 9) et 5 herbes (2005, 2006, 2007, 2008 et 2009) en juillet 2009. Mais comme on peut le constater, l’expression « toro de 4 ans et 5 herbes » ne concernera à Pampelune qu’un nombre faiblissime de bêtes, vu qu’une toute petite minorité d’entre elles sera née en août, une très faible proportion en septembre, et que celles nées en octobre auront probablement été sevrées à 8 mois plutôt qu’à 6 !
Une conclusion s’impose : si Pampelune souhaite présenter des toros de 5 herbes ou de « 5 años de pasto », ceux-ci devront « nécessairement » avoir 5 ans... De toutes les façons, les gars de la Casa de Misericordia ne doivent pas être du genre à se prendre la tête à compter les herbes ! Vous non plus ?…
À l’instant précis où je me laissais aller à écrire ce grossier mensonge, je saisissais le marque-page du n° 1347 du 19 mars 1989, dans lequel Marc Roumengou, réagissant à un autre article d’El Tío Pepe paru fin 88 dans la « vieille dame », apportait heureusement de l’eau (limpide) à mon moulin :
« Sur 5 ans, âge du taureau de combat, alors que 4 ans est celui du novillo8, il faut insister sans cesse malgré les affirmations réitérées depuis des décennies sur la précocité de cette catégorie de bovins, affirmations que n’est venu étayer aucune preuve et dont le principal objectif était de faire accepter du bétail jeune lorsque l’on n’avait que l’examen de la denture pour apprécier son âge.
À l’inverse de cette propagande et dans l’étude qu’il a publiée en 1977, le docteur-vétérinaire J. A. Ramagosa Vila expose que « le taureau de combat espagnol appartient au groupe des races tardives ou autochtones... son ossification osseuse et cartilagineuse (brides) ne s’achève pas avant 4 ans accomplis et ce, en bonnes conditions de conduite de l’élevage et d’alimentation ». Ceci a pour corollaire une certaine « fragilité » des bêtes plus jeunes ou dont l’alimentation aura été imparfaite. »
Mes très chères sœurs, mes très chers frères, sachez-le, il va falloir (beaucoup) prier — eh oui, il est des situations compromises où il ne reste plus guère que la prière — si vous souhaitez voir (beaucoup) plus fréquemment le toro de 5 ans... Car si vous aimez, comme je l'aime, le toro con toda la barba y con sentido, alors il y a fort à parier que le cinqueño vous offre davantage de promesses que son cadet.
NB Vous je ne sais pas, mais moi je le sens bien le rectificatif...
1 Des marques spécialisées dans la production d’aliments industriels pour ganado de lidia et destinés aux éleveurs proposent, outre des piensos, des « compléments alimentaires » censés favoriser la transition entre le lait maternel et la nourriture dite « solide » (sevrage) pour des veaux non encore sevrés. Business is business...
2 Merci à Las-ventas.com et à sa section « Apartados » (2008). Une curiosité, les dates de naissance du lot madrilène de Palha affichaient 6 mois différents. Autre curiosité, Martelilla amena 2 lots : les toros étaient tous nés entre octobre et février, tandis que les novillos l’étaient entre juillet et septembre.
3 L’un des objectifs est clair : le gros des courses ayant lieu entre avril et septembre, en programmant des naissances d’avril à septembre, les éleveurs peuvent tout au long de la temporada proposer aux empresas des utreros adelantados (de seulement 3 herbes).
4 Logique « parfaitement » explicitée par Pierre Mialane dans La Tauromachie, Histoire et dictionnaire, Robert Laffont, Collection Bouquins, 2003. : « HIERBA, parfois YERBA. L’usage ganadero veut que l’âge des animaux soit exprimé en primaveras pasadas (printemps vécus) ou mieux en nombre d’« herbes » broutées au printemps. Les bêtes naissant en hiver, elles commencent à brouter dès le printemps. Elles ont donc une herbe alors qu’elles n’ont encore que quelques mois. Ce qui fait qu’un animal de deux herbes aura un peu plus d’un an, un de quatre herbes sera âgé de trois ans. L’âge exprimé en herbes est donc supérieur d’une unité à celui exprimé en années ». Bizarre, vous avez dit bizarre ?
5 À ce propos, lire attentivement les lignes sur le passage d’un mode d’élevage extensif à un mode semi-intensif, voire intensif lorsqu’il s’agit de préparer une course... Quelques semaines avant de sortir en piste, les toros, soumis au régime pienso et parqués dans des cercados caillouteux, brouteront des yeux, et seulement des yeux, l’herbe de printemps qui pousse effrontément et à foison derrière des palissades en tôle.
6 Luis Fernández Salcedo (El Toro bravo, Ministerio de Agricultura, 2e éd., 1993 & La Vida privada del toro, Egartorre, 3e éd., 1996) penche pour 8 mois. D’ailleurs, Salcedo préconise en substance ceci : les sementales couvriront les vaches au printemps (de mars à juin), qui mettront bas leurs veaux en hiver (de décembre à mars), lesquels passeront leur premier printemps à téter leurs mères, puis seront séparées d’elles (sevrage) 8 mois plus tard, d’août à novembre, mois au début duquel ils subiront l’épreuve du fer (herradero).
7 Michel Ots, Plaire aux vaches, Atelier du Gué, Villelongue d’Aude, 2001.
8 Oui, oui, vous avez bien lu !
Images Toros du Marqués de Albaserrada en train de se chauffer les oreilles dans les corrals de Vic en 1988, photo © Gilles Cattiau (Toros n° 1350 du 7 mai 1989) ● Trop occupé à savourer le lait maternel… Chez Pablo Mayoral (Madrid, mai 2008) © Campos y Ruedos ● ‘Peluquero’, 5 ans, 6 mois (janvier 2003) et 5 herbes (de 2004 à 2008), un Cebada Gago avec la tête d'un à-qui-on-ne-la-fait-pas, dans les Corrales del Gas à Pampelune © Campos y Ruedos ● Fin 2006, herradero chez les Héritiers de Christophe Yonnet où, une fois n’est pas coutume, le fer du guarismo (7) brûle l’épaule gauche © Campos y Ruedos ● Né en novembre 2002 (guarismo 3), lidié à 5 ans, 11 mois et 5 herbes (de 2004 à 2008) le dimanche 12 octobre dernier à Las Ventas par Hernán Ruiz ‘El Gino’, ‘Garabato’ du Conde de la Maza fut ovationné à l’arrastre © Juan Pelegrín