Comparer les deux modèles européens peut paraître, à première vue, hasardeux. Chacun présente des données caractéristiques bien différentes, le tout évoluant dans des environnements distincts. Il paraît toutefois intéressant de passer outre ces dissemblances, comme par exemple la différence quantitative de toros lidiés (en première catégorie, sur une période de cinq ans, 6 144 en Espagne contre 1 925 en France), pour tenter de jauger les caractéristiques propres à chaque pays.
Globalement, le modèle français est très semblable à l’espagnol. Les chiffres se passent de commentaires d’un point de vue global.
Côté représentativité des encastes, les deux schémas présentent le même nombre d’encastes (5). La seule nuance notable consiste en une visibilité plus forte des groupes d’origine Vistahermosa influencé Parladé (Albaserrada/Santa Coloma) en France, avec 12 % contre 8,5 % en Espagne.
Concernant les encastes visibles (part de marché supérieure à 4 %), la représentation française est pratiquement identique au modèle général des novilladas (cf. analyse III). A savoir une forte augmentation de l’encaste Santa Coloma contre une baisse du sang Núñez.
Ici, on peut également noter en France l’émergence de l’encaste Atanasio Fernández. Mais l’analyse brute du chiffre est trompeuse, le phénomène de la langue bleue venant truquer cette valeur. En effet, l’étude porte sur cinq années (2004 > 2008), dont trois de langue bleue. Pratiquement exclusivement implanté dans le Campo Charro, soit en zone libre, l’exportation de ce bétail vers la France fut donc autorisée, et lui profita. Ainsi, l’évolution de l’encaste Atanasio Fernández en France sur la période est particulièrement éloquent, passant d’une moyenne de 7 % hors période de langue bleue, à 20 % lors du blocage des frontières aux zones touchées par la maladie. En replaçant ce chiffre dans son contexte, on s’aperçoit alors que l’Atanasio Fernández est aussi présent, voire moins présent en France qu’en Espagne.
Enfin, pour achever cette vue globale, traitons de la représentativité des encastes mineurs, ceux dont la part de marché se situe entre 1 et 4 %. La France en compte 11, tandis que l’Espagne en présente 13. Soit, rapporté au nombre de toros combattus dans chaque pays, une diversité en nombre d’encaste aussi importante d’un côté des Pyrénées que de l’autre.
Côté différences, la France offre aux aficionados la possibilité d’observer quelques encastes très difficiles à voir en Espagne, comme les Vega-Villar et les Pinto-Barreiros. Mais le phénomène inverse est d’autant plus vrai, avec les encastes Murube, Pedrajas, Corte-Atanasio et Villamarta, exceptionnels chez nous.
Outre la comparaison du schéma général, le parallèle France / Espagne devient encore plus pertinent lorsqu’on différencie les types de spectacles. Le zoom sur la novillada et la corrida permet de mettre en perspective les spécificités des deux pays, et donne une meilleure compréhension de ces deux cultures face aux toros.
Débutons par les corridas. Une représentation assez fine des encastes donne une représentation des parties visibles des deux pays, en six encastes. Six encastes qui englobent à eux seuls quatre toros sur cinq ! Avec une segmentation plus large, ce chiffre est encore plus cruel : en France, statistiquement, il faudra aller voir cinq corridas pour apercevoir six toros autres que d’origine Domecq / Atanasio / Santa Coloma-Albaserrada. L’Espagne jouit, quant a elle, d’un modèle légèrement plus riche, en incluant la présence de l’encaste Núñez dans le modèle générique répétitif.
Mais, quel est donc ce toro résiduel ? Reliquat de nos cinq premiers. Indéfini ! Un, parmi une longue liste. Il est la part de diversité que présentent actuellement les corridas, que ce soit en France ou en Espagne. En quelque sorte, c’est une pochette surprise. Et comme tout ce qui est rare, il se goûte avec délice, même si sa saveur reste des plus banales.
Là est le fondement du romantisme taurin, un extrême, qui trouve sa source dans un autre extrême : l’homogénéité. Qu’y a-t-il de plus naturel que de valoriser la rareté ? N’est-ce pas là le critère du précieux ? Le souci est qu’en matière commerciale, pour que ce raisonnement s’applique, il ne faut pas que la rareté soit une conséquence des lois du marché. A savoir, si un produit est peu répandu en raison de la pauvreté de ses qualités, la faiblesse de sa diffusion ne peut en aucune manière constituer une richesse. Traduction taurine : si un encaste est devenu mauvais et en conséquence peu commun, il ne peut être considéré comme recherché. Et pourtant !
Un exemple, les Vega-Villar. Qui peut affirmer que cet encaste est à l’heure actuelle d’une grande qualité ? Personne. Pourtant, voir une corrida de Vega-Villar est plaisant. Oh ! Pas chaque dimanche, mais une fois tout les deux ou trois ans, la chose me paraît intéressante. Pourtant le gage de qualité est particulièrement improbable. Mais romantisme, curiosité et préservation de la diversité de la cabaña brava poussent en ce sens, ce sentiment. Un sentiment qui parait seulement réservé aux passionnés, les critères du grand public semblant s’éloigner de ces préoccupations sensibles. Quoique ! A voir comment s’exclame le spectateur lambda, lors de la sortie d’un pelage rare, on peut se poser la question. Passons. Tout ceci pour expliquer comment il est facile et réducteur de blâmer la sensibilité des aficionados, qui par nature est déraisonnable, tout en laissant vierge de tout soupçon le système d’uniformisation, qui détruit chaque jour la richesse de la tauromachie et entretient le romantisme des premiers. J’ajoute enfin qu’un autre facteur pèse dans la balance, qui me semble majeur. Le fait est que la qualité générale du bétail s’avère basse, voire médiocre. Alors qu’au contraire, elle devrait être d’un grade majeur, afin de justifier sa propension. Tout du moins, elle devrait être largement supérieure aux encastes délaissés pour leur médiocrité avérée. Comment expliquer, sinon, l’absence de programmation du rare et la répétition du commun pour une même médiocrité ? Une telle injustice, ou du moins disproportion, pousse les aficionados du côté des faibles. Leur reprocher ensuite leurs prises de position, sans s’élever contre cette absence de logique, est de la pure mauvaise foi. C’est la raison essentielle pour laquelle l’encaste Domecq est aujourd’hui boudé par une partie de l’afición.
Une censure dépourvue de logique, mais humaine, les sentiments prenant le pas sur la raison. L’encaste Domecq est d’une qualité avérée, insoupçonnable, non discutable. Et en ce sens, il méritait beaucoup plus d’attention. Malheureusement, sa croissance exagérée et hétérogène génère sa dépréciation. Le problème, c’est que Domecq est devenu une étiquette de qualité. Certes, il existe de l’excellent, mais celui-ci cohabite trop fréquemment avec le médiocre pour être défini comme un label de qualité. Ainsi, le système abuse d’une étiquette trop souvent mensongère, qui cause avec le nombre sa dévaluation. L’humain se dit alors : pourquoi ne pas échanger une course presque assurément médiocre, à laquelle je peux assister aussi souvent que je le souhaite, avec une corrida d’un encaste rare, dont la probabilité qualitative est faible, mais sait-on jamais, et qui du moins distrairait par son originalité et que je n’aurais plus l’occasion de voir durant une année ou plus ? Vous êtes homme, et en cette qualité, vous savez bien que le cœur à ses raisons que la raison ignore. Le caractère affectif prend souvent le pas, le phénomène d’optimisme et d’occultation de la médiocrité du passé, jouant dans le processus un grand rôle.
Fermons cette parenthèse sur les attraits de la diversité face à la monotonie des habitudes, et revenons à la pochette surprise. Vous savez, le « un toro sur cinq ».
Si on se base sur un échantillon de 100 toros, la pochette surprise espagnole est beaucoup plus fournie que la française, avec neuf encastes contre six.
En France (11) ou en Espagne (14), les encastes visibles regroupent 96 % des toros lidiés. A titre de comparaison, le nombre total d’encastes actuel est de 24, ce qui laisse par exemple, pour le modèle espagnol, une tranche de 4 % pour 10 encastes ! Soit quelques miettes.
Concernant les particularités mineures des deux modèles, on trouve en France, outre une présence quatre fois moindre de l’encaste Núñez, une plus forte présence des Gamero Cívico et des Pinto Barreiros. Celle-ci n’est pas vraiment une spéculation en terme d’encaste mais plutôt en terme d’élevage. Les Samuel Flores pour les Gamero Cívico et Hubert Yonnet pour les Pinto Barreiros, constituant l’intégralité de ces deux encastes. Coté espagnol, le Santa Coloma est deux fois moins répandu qu’en France, mais on trouve aussi en Ibérie des encastes particulièrement absents de nos contrées, comme les Murube, Villamarta et le croisement Parladé dans la ligne Tamarón : La Corte - Atanasio Fernández.
Le modèle espagnol apparaît donc plus diversifié en matière de corridas. Je dis bien apparaît, car pour rencontrer une certaine diversité il faut assister à un nombre élevé de corridas. Concrètement il faut assister à 16 corridas (96 toros) pour voir 14 toros de 8 encastes qui diffèrent du quatuor Domecq / Núñez / Santa Coloma-Albaserrada / Atanasio. Pour ces mêmes données, la France offre 14 toros de 5 encastes divers. Un panel d’encastes plus important s’offre donc à l’aficionado espagnol, mais l’alternative au commun est identique dans les deux pays (14 toros sur 96).
Toutefois, bien peu nombreux sont les aficionados qui assistent à plus de 16 courses par an. La vision du plus large public n’est donc pas celle déclinée plus haut. Un total de cinq corridas par an me semble englober bon nombre de personnes et donner le ressenti de la majeure partie des aficionados. Les chiffres, pour un total de 5 spectacles, soit 30 toros, sont les suivants :
France
Domecq 16 toros (pratiquement 3 spectacles) / Atanasio 5 toros (presque 1 spectacle) / Santa Coloma-Albaserrada 3 toros / Miura 1 toro / Contreras-Domecq 1 toro / Gamero Cívico 1 toro / Núñez 1 toro / Autres 2 toros.
Espagne
Domecq 16 toros / Atanasio 3 toros / Núñez 3 toros / Santa Coloma-Albaserrada 3 toros / Contreras-Domecq 1 toro / Murube 1 toro / Autres 3 toros.
Les perceptions sont donc comparables, le schéma français permettant simplement de voir avec régularité un encaste supplémentaire. Ici est confirmé la présence des encastes Gamero Cívico et Miura en France, tandis que l’Espagne laisse une petite place aux Murube. Mais peut-être que la notion la plus visible est outre le nombre d’encastes présents, l’alternative aux Domecq offerte en France par l’encaste Atanasio Fernández. Toutefois, comme cela a déjà été souligné, cette alternative ne vécut qu’un temps, celui de la langue bleue, les modèles étant depuis lors encore plus similaires.
Passons désormais aux novilladas, où les dissemblances sont plus marquées.
Dans cette catégorie, la France se démarque de l’Espagne par une baisse notable de l’encaste Parladé : 75 % contre 80 %. Cette baisse ne profite pas aux encastes exempts de sang Parladé mais aux Vistahermosa infiltrés de sang Parladé, concrètement la branche issue du Conde de Santa Coloma, qui passe de 8 % en Espagne à 20 % en France. Une large part de marché, qui lui offre une visibilité et permet l’unique alternative au Parladé de tous les schémas actuels. En ce sens le circuit des novilladas, en France, offre une certaine diversité.
Cependant le marché français, s’il offre une alternance au pur Parladé, offre peu de variations en terme d’encaste. Neuf toros sur dix proviennent de trois encastes : les Domecq / Santa Coloma et Atanasio. Pour le même chiffre, l’Espagne offre sept encastes, soit plus du double.
Là aussi, l’aficionado espagnol qui aura le luxe de la quantité, aura droit à un choix plus large en terme d’encastes que son homologue Français.
Sur les 16 novilladas de l’année, il aura pu voir 13 encastes différents, dont 18 novillos sortent du sempiternel classique quatuor Domecq / Núñez / Atanasio / Santa Coloma. Tandis qu’en France, le quatuor se réduit à un trio (pas de Núñez, mais ça vous l'aviez compris), l’ensemble des novillos se classant en 8 encastes, pour seulement 8 novillos qui sortent du quatuor (10 sortent du trio).
En exagérant à peine les chiffres, pour qu’un aficionado français voit une novillada hors des quatre encastes majeurs, il lui faudra assister à 16 novilladas, quand son collègue espagnol « n’aura qu’à » assister à cinq novilladas !
Cette diversification des encastes, que peut goûter l’aficionado glouton espagnol, se propage à l’identique à l’ensemble du grand public espagnol. Pour un total de cinq novilladas, voici les représentations schématiques observées :
France
Domecq 19 novillos (plus de 3 spectacles) / Santa Coloma 6 novillos (1 spectacle) / Atanasio 2 novillos / Murube 1 novillo / Núñez 1 novillo / Autres 1 novillo.
Espagne
Domecq 16 novillos / Núñez 4 novillos / Atanasio 2 novillos / Santa Coloma 2 novillos / Pedrajas 1 novillo / Murube 1 novillo / Villamarta 1 novillo / Autres 3 novillos.
Ressort clairement du marché français une alternative au Parladé (Domecq / Atanasio / Núñez) avec les Santa Coloma. Et ce même si l’encaste Domecq est encore plus dominateur dans les novilladas françaises qu’espagnoles. Mais concernant le thème de la diversité à proprement parler, l’offre espagnole est bien plus riche, avec sept encastes visibles contre cinq en France. Cependant cette diversification s’inscrit au sein de la branche Parladé. Aussi, les fortes dispersions qu’offrent ces encastes ne permettent pas une substitution prédéfinie aux Domecq, comme c’est le cas en France avec les Santa Coloma, qui fournissent une véritable concurrence. Ces faits cachent bien souvent la notion de diversification des novilladas espagnoles. Car en comparaison avec la France la notion de diversité est beaucoup plus présente, avec un nombre double de bêtes sortant du bloc commun (16 contre 8).
La richesse du modèle espagnol profite concrètement aux encastes Pedrajas, Villamarta, Urcola, Vazqueño, La Corte - Atanasio Fernández, Saltillo et Gamero Cívico. Des encastes pratiquement absents au nord des Pyrénées. Bien que moins fourni, le marché français permet à certains encastes, délaissés plus au sud, de s’exprimer. C’est le cas des Vega-Villar ou de la souche Contreras-Domecq propagée par Baltasar Ibán.
En conclusion, les marchés français et espagnol présentent une symétrie surprenante. Seules de légères distinctions s’opèrent, comme la préférence des Santa Coloma en France, et les préférences espagnoles envers les Núñez et Murube. Que ce soit dans une enveloppe générale, ou sur le plan des corridas, le parallélisme est saisissant, démontrant la force du conformisme qui touche le monde taurin.
Seules les novilladas échappent au modèle. Les deux systèmes offrant chacun leur propre intérêt. La France par une alternative aux Parladé et en particulier aux Domecq avec les Santa Coloma ; l’Espagne par une ouverture de son marché aux encastes mineurs, constituant un semblant de diversité, celle-ci étant beaucoup trop attachée à la branche Parladé pour être véritablement significative.