"COQUILLA DE SÁNCHEZ-ARJONA"
La force du rêve vient de ce qu’il ne se réalise pas tout de suite. Il vit au plus profond du cœur, le réchauffant d’espoir... Vassili Golovanov1
On a pris la pluie tout le long. On a traversé la place comme des fantômes. Il était bien trop tard. Franchement trop tôt. Saoûls, on aurait gueulé. Sobres et fatigués, on a sonné, on a frappé, en vain. Il en fallait davantage pour réveiller un lieu inchangé depuis quarante, soixante, peut-être quatre-vingts ans, las d’attendre le voyageur, le pèlerin ou le bandit de grands chemins. On aurait téléphoné... si seulement on avait eu le numéro ! Au loin, plus haut dans la rue, des lueurs bleues léchaient les murs puis, soudain, deux ronds blancs percèrent la nuit ; il ne manquait plus que cela ! La guardia civil... Personne n’a rien dit mais chacun de nous a pensé très fort qu’on n’était pas encore couché... Pas sortis de l’auberge ? Pensez-vous, on cherchait à y entrer ! On n’a pas eu besoin de se concerter pour arborer nos plus beaux sourires, histoire de détendre le jeune — tout à fait muet et passablement tendu — et d’amadouer l’ancien qui, l’expérience aidant, comprit illico que nous étions et inoffensifs et dans de beaux draps ! Enfin, façon de parler... En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, il ouvrit le coffre, y saisit l’annuaire, composa le numéro avec le téléphone du véhicule et avertit la mamie — du moins sa fille — que trois drôles de zigues poireautaient devant chez elle, sous la pluie, à deux heures trente du matin... La nuit fut courte mais... courte.
— Hola, Javier. Soy Tomás de la... Muy bien Javier... No, sólo los de Coquilla... Sí, Coquilla Javier.... Me recuerdo, el bar... Muy bien Javier.
La soixantaine bien tassée, il était là, pas très grand, chaussé de cuir marron, en pantalon de velours, chemise et pull col V, une veste cirée. Son nez busqué, ses yeux vifs et rieurs surmontés d’un crâne partiellement dégarni recouvert de cheveux grisonnants lui donnaient, chose aussi improbable qu’incroyable, un air enfantin, une allure de lutin. Nous avons commandé des trucs qu’on commande le matin ; ma boisson chocolatée au bord des lèvres, je détournai furtivement le regard vers cette satané télé — si vous connaissez un bar espagnol sans télé, contactez-nous — quand... Hop ! disparu, plus de lutin ! Comme je n’avais pas tout suivi, je demandai une explication : Javier était parti chez le vétérinaire. Parce qu’il faut savoir un truc, c’est qu’un ganadero du Campo Charro se rend aussi souvent chez son véto que vous chez le boulanger, voilà tout.
Je ne sais si Javier Sánchez Arjona — vous l’aviez tous reconnu ? — est réellement un homme pressé, toujours est-il qu’il en possède certains attributs. En premier lieu, sa conduite. Au volant de son 4x4 japonais, notre homme n’a peur de rien. Attaquer un poids lourd portugais au bas d’une côte sans aucune visibilité ? Il l’a fait !!! Même qu’on était derrière, non pas derrière dans notre voiture mais assis derrière dans son 4x4 japonais... à boîte automatique ! J’ai bien cru que... Et encore heureux qu’il ait opté pour le kit mains libres... En second lieu, les appels téléphoniques donc. Il en reçoit beaucoup, à un point tel qu’à un moment donné je me suis sérieusement demandé si nous ne le dérangions pas. Interrogation clairement superflue lorsqu’après coup, je me remémore avec quelles gentillesse et disponibilité il nous trimbala, le matin et l’après-midi, à bord de son 4x4 japonais à... Aaaahh !!!
— Oui, à boîte automatique, calme-toi Philippe ! vous l’avez doublé ça fait deux mois ! Tu risques plus rien maintenant, allonge-toi...
Le matin, on fit escale à la finca, coquette, andalouse et pleine de chats. On vit quelques bêtes à cornes dont le superbe toro de la "concours" d’Arles 2007 qui — je me souviens l’avoir lu dans ses yeux — se blessa afin de n’être point lidié et de revenir paître sur ses terres charras. Il va bien, très bien même, merci pour lui. S’en suivit l’épisode automobile conté plus haut, survenu quelque part du côté de Ciudad Rodrigo, une virée de dix minutes au cœur d’un maquis à l’herbe rase, parsemé d’encinas, de ruines et de caillasses erratiques, sorte de trait d’union entre la civilisation du moteur à explosion et celle de la traction animale, de sésame pour une balade mémorable d’une demie heure au milieu des précieuses et coquettes vaches Coquilla flanquées de leurs rejetons ô combien frondeurs. Tût ! tût ! tût ! Javier éconduit sans ménagement les effrontés, reprit le maquis, traversa le chantier de la future A-62, et nous ramena avec précipitation à Martín de Yeltes où nous improvisâmes un casse-croûte riche en légumes (saucisson de cochon, chips de patates...), en fruits (tortilla espagnole, tourte corrézienne...) et arrosé d’un rouge bordelais. Sous le panneau de basket à l’ombre du fronton, nous jouissions d’une vue imprenable sur le contrôle routier mis en place par la guardia sur l’axe Salamanca-Portugal... Il faisait beau et bon ici, tandis qu’il neigeait à l’est du côté de la Peña de Francia — nous l’apprendrons plus tard. Nous étions repus, jeunes et heureux mais... après midi, il nous faudrait remonter dans le 4x4 japonais et ça...
L’histoire2 de Coquilla affiche des dates qui renvoient à des temps pour le moins difficiles. 1916 : Francisco Sánchez Hernández dit "Paco Coquilla" achète, en Andalousie, un important lot composé de bêtes Marqués de Albaserrada3 et Conde de Santa Coloma, direction le Campo Charro. 1935 : Paco Coquilla doit se défaire de son élevage qu’il divise en cinq lots, dont un, le dernier et le seul à avoir survécu, ira à Justo Sánchez Tabernero sous la dénomination "Hermanos Sánchez-Fabrés". 1944 : 85 vaches et 3 sementales — 2 ? 4 ? — sont acquis par Jesús Sánchez Arjona, à la mort duquel (1961) ses enfants prendront en main l’élevage, actuellement dirigé par notre lutin et son fils sous le joli nom de "Coquilla de Sánchez-Arjona". L’Europe a beau être à peu près pacifiée, Javier, en fin stratège et son immense afición en bandoulière, reste sur ses gardes. Cela va sans dire mais ce sang-là, qui lui coûte plus qu’il ne lui rapporte, fait partie de ses gênes ; c’est sa fierté de ganadero — je me souviens l’avoir lu dans ses yeux. Un sentiment qui prend tout son sens et une autre dimension lorsque vous pénétrez dans le cercado, un éden, des novillos prévus pour Rieumes et Hagetmau4. Au milieu de touffes de genêts blancs, une quinzaine d’ibarreños immaculés, à la peau noire, fine et luisante — excepté un negro aldiblanco lucero calcetero rebarbo — vous regardent droit dans les yeux avec grand sérieux. De petite taille, ils sont caillés, musculeux et leurs têtes rustiques de rustres imposent le respect, cachant mal la caste qui fit fureur au Plumaçon et ailleurs...
— No fotos...
Cela ressemblait à une supplique, certainement pas à un ordre. Manifestement soucieux d’être compris, Javier la dit et la répéta, telle une antienne. Ainsi, tandis que nous venions d’entrer dans l’antre des novillos, nous n’allions pas pouvoir prendre en photo les animaux vendus à Chopera ! La situation était d’autant plus cocasse que Javier entretenait avec un zèle certain la provocation en conduisant sans se faire prier trois psychopathes inégalement armés d’appareils photos, tous trois fadas des santacolomas et émerveillés par ce qu’il leur donnait à voir. Mélangés, sans vraiment savoir lui-même qui allait où, tirer le portrait d’un Haut-Garonnais qui risquait de partir pour la Chalosse relevait du plus que probable... On a fini par lui promettre des photographies de groupe, ou de face, sur lesquelles les numéros seraient invisibles, et celles où ils le seraient, nous nous engagions à ne pas les publier avant la date de la course...
Et puis le portable a une nouvelle fois sonné, un nuage est passé et le soleil s’est retiré. Tout devint subitement plus sombre, plus humide, plus frais. Javier parlait d’une vache ; j’ai remonté le col de ma polaire. À l’entrée du cercado occupé par des bêtes refusées en tienta, deux vachers nous attendaient. Salut. Après quelques mots et instructions échangés, l’un d’entre eux prit place à nos côtés. Il nous dirigea vers la vache. Elle était là, isolée et couchée sur le flanc droit. Les appareils se sont éteints — à bonne distance la mécanique s’est tue. Les blessures infectées de la pique lui auront été fatales. Elle n’aura plus la force de se relever — je me souviens l’avoir lu dans ses yeux. Agonisante, elle a, dans un ultime effort, tendu son cou pour accrocher un regard. Je me souviens aussi de Javier la fixant longuement, le bras à la portière, dans un silence pesant. Il lui a parlé. On n’a rien entendu — c’était entre lui et elle...
Les hommes s’en retournèrent au travail et nous repartîmes en quête des sementales jusqu’à ce que Javier fusse contraint de freiner d’urgence et mes compagnons de filer à terre sous la Japonaise... Et pendant qu’ils s’appliquaient à retirer un fil de fer barbelé enroulé autour de l’essieu arrière, Javier, lui, scrutant l’horizon sur 360 degrés, n’en finissait pas de se demander comment ce bout de ferraille avait bien pu atterrir ici...
1 Vassili Golovanov, Éloges des voyages insensés, Verdier, Lagrasse, 2007.
2 David Díez Hernández, Los otros « santacolomas », El Aficionado N° 22 – La Cabaña Brava, Zaragoza, Octobre 2005.
3 Origine Saltillo... Rien à voir avec celle Pedrajas/Domecq de l’élevage qui porte ce nom.
4 En 2008, les purs coquillas de Sánchez-Arjona seront combattus à Hagetmau le dimanche 3 août, et à Rieumes le samedi 6 septembre.
En plus
— La GALERIE sur le site ;
— Les fiches encaste & élevage sur Terre de toros... Indispensable pour connaître, entre autres, les récents changements de nom, de fer... ;
— Reportage sur la ganadería du Centro Etnográfico del Toro de Lidia de Salamanca.
Images © Camposyruedos
Le negro (pelage dominant) aldiblanco (tache sur le corps) lucero (front) calcetero (pattes arrières) rebarbo (bout de la queue) ● Portrait de Javier Sánchez Arjona par El Batacazo ● Une vache... Quelle vache !