15 juillet 2010

Trifino y sus toros flacos

Les week-ends de novembre ont pour point commun avec leurs cousins l'inéluctabilité du dimanche et nous avons commis des constats plus révolutionnaires. Nous avions pris la direction du Campo Charro un jour de commémoration d'une guerre déjà presque centenaire et miracle : ni pluie ni acier, le ciel tenait ! Le soleil ne donnait plus de sa toute-puissance verticale mais, avec une tendresse d'aïeul, nimbait les vieux murs infinis et les encinas d'une lueur que les complices brumes matinales semblaient s'efforcer de multiplier. Une fois de plus, nous avions laissé Salamanca à sa splendeur historique pour concentrer notre émerveillement à la recherche toujours incertaine de portails disjoints de ganaderías.

— Ça doit être là.
— Mais non, plus loin.
— Mais si, regarde le fer... Tu vas ouvrir ?
— Allez laisse, j'y vais !

Mais je vous parle de dimanche, de retour et d'impératifs aériens et puis de cette route tellement déserte qu'elle nous semble dédiée. Midi battait son plein sous un feu oblique et voilé, une légère amertume et l'impression que la bohème campera, pourtant minutée d'ordinaire, prenait un tournant tristement sérieux. Nous n'avions pas encore passé Valladolid.


La ganadería était introuvable, bien entendu, et il fallut demander à Matapozuelos au détour d'un comptoir au chocolat accueillant dans un décor d'armoires vitrées de pharmacie sortie des temps précoces du siècle défunt. Lorsque nous pénétrâmes dans les premiers cercados qu'il fallait traverser pour atteindre la finca, nous fûmes frappés par l'environnement : des pins aux allures maritimes répandaient leurs aiguilles sur un sol sablonneux, les clôtures n'avaient pas la classe sans âge des murs salmantins et la vague cour où nous trouvâmes le vaquero était jonchée d'objets hétéroclites tenant tous plus ou moins du rebut : ferraille, plastique — un cauchemar écolo. Parfois, le ciel s'obscurcissait. Trifino Vegas : un nom comme pseudonyme de joueur de poker. Thomas nous avait prévenus, au téléphone il n'avait pas l'air en grande forme mais plutôt d'âge avancé. Il n'avait pas tout compris, mais avait pris rendez-vous, plus ou moins. Et Thomas parle tous les castillans de la terre.


Nous le trouvâmes en lisière d'un bois de pins, le long d'une clôture de barbelés qu'il fallait réparer, entourés de quelques ouvriers agricoles attentifs au vieux. Trifino l'appelaient-ils simplement avec une déférence familière comme s'il s'eût agi de leur grand-père, ou d'un proche de la famille. Trifino, de velours ganadero, nous reçut avec son élocution ralentie par le poids des ans et s'appuya muet contre la portière du 4x4 comme pour y chercher un souffle rare. Un soupçon d'inquiétude parcourut l'assistance. Mais Trifino se hissa au volant et embraya vers les premiers cercados. Gestes mesurés et mots aux comptes-gouttes, sous les pins un peu plus haut attendaient les novillos. Martínez Elizondo, le fer à la chaîne. Santa Coloma par Buendía humainement modifié par Chopera en son temps : plus de coffre et de cornes. Peut-on jouer avec le type ?


Il me semble que le ciel avait déjà viré au gris, à moins que ce fut l'ombre des sous-bois. Du pin sur du sable, pas une mer à l'horizon et des toros gris dessus. "Son muy flacos" égrena Trifino de sa voix quasi transparente parvenant malgré tout à exprimer une déception teintée de colère et de mépris.

Flacos ? Après la ribambelle de Santa Coloma pur jus contemplée autour de Salamanca, ceux-ci nous paraissaient des monstres.

Et pour cause, Martínez Elizondo sortait à Pamplona, en 1972 en tout cas, j'ai une affiche avec une demi-tête de toro qui en atteste. Peut-être même que ce fut devant eux, sur le pavé navarrais, que mon oncle tout frais débarqué de Madagascar connut la plus grosse frayeur de ces vingt-et-une premières années. Si vous passez par Antsirabé, demandez-le lui, il a une tête d'imprésario mexicain et un souvenir toujours ému de ses seules Sanfermines... mais a probablement oublié le fer des monstres.


Alors flacos ces vestiges ? Non, Trifino devait crâner, l'air de rien caché derrière sa voix effilochée : ces bêtes-là n'embistent peut-être pas le mufle au sol, ni ne répètent au cheval, elles ont probablement troqué leur gaz pour des kilos et du bois, mais flacos, non. "Encore une photo s'il vous plaît, je me régale. - Euh non, là on est arrêté devant un arbre. Dis-le lui Thomas !"


Trifino nous montra avec ce même air un peu blasé les enclos suivants. Une grande lassitude emplissait son oeil mais son regard avait gardé une intransigeance rude et campera. "Soy Español, y a mi me gustan los caballos, los toros y las mujeres", sans préciser l'ordre avoua-t-il dans un sourire inédit. Passés les cochons, nous entrâmes dans le bois réservé aux vaches. Grises et grandes, des cornes pareilles à des enluminures de bibles médiévales. Innombrables et magnifiques, approchant de toutes parts, elles étaient le clou de quatre jours de vadrouille. L'oeil humide et la mine résignée, Trifino soupira : "Si quelqu'un voulait de tout ça, je vendrais..." Une vie balayée d'un revers de main rageur.


Et puis plus rien ! Dans quel souvenir Trifino avait-il sombré ? Où son esprit s'était-il alors enfui ? En prenant congé de longues minutes plus tard, nous ne le savions toujours pas. Lui n'était pas revenu. Nous saluâmes vainement notre hôte absent, parti depuis longtemps régler d'inutiles comptes avec sa vie, ses toros flacos et quelques déceptions.

— Tu vas ouvrir le portail ?
— Laisse, j'y vais...

>>> Retrouvez sur www.camposyruedos.com, rubrique CAMPOS, une galerie consacrée à la ganadería de Trifino Vegas.

Photographie
Chez Trifino Vegas López © Frédéric 'Tendido69' Bartholin/Camposyruedos